Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/208

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il fut surpris de s’apercevoir qu’il ne pouvait pas distinguer une seule lettre avec l’œil gauche. Il avait eu autrefois de notables accidents aux yeux : une fois, au retour d’une promenade, il avait vu les objets doubles pendant assez longtemps ; deux autres fois il était devenu subitement aveugle. Sont-ce là des accidents anormaux ? Je l’abandonne à la décision des oculistes. Il est certain qu’ils troublèrent fort peu Kant, qui, jusqu’à ce que la vieillesse eût abaissé la puissance de ses facultés, vivait dans un constant état de préparation stoïque pour le pis qui pût lui arriver. Je fus maintenant terrifié de songer au degré auquel allait s’aggraver son sentiment d’impuissance s’il perdait totalement la vue. Déjà il lisait et écrivait avec grande difficulté ; ce qu’il écrivait n’était guère plus lisible que ce que les gens peuvent s’amuser à griffonner les yeux fermés. Ses vieilles habitudes de travail solitaire faisaient qu’il n’avait point de plaisir à entendre lire à haute voix, et tous les jours il m’angoissait par l’accent pathétique dont il m’implorait pour lui faire fabriquer des verres propres à la lecture. Je tentai tout ce que ma propre science optique pouvait suggérer et on fit chercher les meilleurs opticiens, qui apportèrent leurs verres et les modifièrent suivant ses indications. Mais tout fut en vain.

Dans cette dernière année de sa vie, Kant eut beaucoup de répugnance à recevoir des visites d’étrangers, et sauf en des circonstances particulières, s’y refusa totalement. Pourtant, quand des voyageurs s’étaient considérablement écartés de leur route pour venir le voir, j’avoue que je ne savais trop comment faire. Refuser avec trop d’obstination, c’était me donner l’air de désirer m’attribuer