Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/210

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avait découvert un court fragment raturé du manuscrit original de l’Anthropologie de Kant. Avec ma sanction il le remit au Russe qui prit le papier avec transport, le baisa, puis donna au domestique le seul dollar qu’il eût sur lui. Puis, songeant que ce n’était point assez, il tira son habit et son gilet et obligea cet homme à les accepter. Kant, dont la naturelle simplicité de caractère le rendait très peu propre à la sympathie pour les extravagances sentimentales, ne put toutefois se défendre d’un sourire de bonne humeur quand on lui apprit cet exemple de naïveté et d’enthousiasme chez son jeune admirateur.

J’arrive maintenant à un événement de la vie de Kant qui fut le précurseur des scènes finales. Le 8 octobre 1803, pour la première fois depuis sa jeunesse, il tomba sérieusement malade. Étant étudiant à l’Université, il avait autrefois souffert d’une fièvre qui avait d’ailleurs cessé grâce à l’exercice forcé de la marche ; et dans les dernières années il avait éprouvé quelques douleurs d’une contusion à la tête ; mais sauf ces deux exceptions, si on peut ainsi les considérer, il n’avait jamais été à proprement dire malade. À présent la cause de sa maladie fut telle : son appétit devint irrégulier ou plutôt, devrais-je dire, se déprava, et il ne prenait plus plaisir à rien manger que du pain beurré et du fromage d’Angleterre. Le 7 octobre à dîner, il ne prit guère autre chose malgré tout ce que moi et un autre ami qui dînait avec lui, nous pûmes faire pour l’en dissuader. Pour la première fois il me sembla que mon importunité paraissait lui déplaire, comme si j’eusse dépassé les justes limites de mes devoirs. Il affirma que le fromage ne lui avait jamais fait de mal et ne