Page:Marcellin, Jornandès, Frontin, Végèce, Modestus - Traductions de Nisard, 1860.djvu/108

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qui voulait faire sa cour à la partie adverse, il prit ses mesures pour s’enfuir en Perse avec sa femme, ses enfants, et tout ce qu’il avait de plus précieux.

(3) Afin de donner plus aisément le change aux gardes frontières, il acheta dans l’Hiaspide un fonds de terre d’un prix modique, et riverain du Tigre. Il s’assurait par là, pour ses fréquents voyages à la frontière, un prétexte qui coupait court à toute question, car les autres propriétaires en faisaient autant. Il put aussi par l’entremise de serviteurs dont il était sûr, et qui savaient nager, communiquer fréquemment avec Tamsapor, dont il était connu, et qui commandait sur toute la rive opposée. Effectivement, à la faveur d’une escorte de cavaliers que celui-ci lui envoya de son camp, Antonin s’embarqua avec sa famille, et passa sur l’autre bord, renouvelant en sens contraire le trait de ce Zopyre qui jadis avait livré Babylone à Cyrus.

(4) Les choses en étaient là du côté de la Mésopotamie, quand la tourbe du palais, toujours chantant sur le même ton contre le brave Ursiein, trouva jour enfin à lui nuire. Elle fut encore inspirée en cela et secondée par la bande des eunuques, espèce que rien n’apprivoise et n’adoucit, et qui, sevrée de toute humaine affection, se rejette sur la possession des richesses, et l’embrasse avec la tendresse passionnée qu’un père aurait pour sa fille.

(5) Il fut arrêté entre eux que Sabinien, vieillard décrépit, mais riche autant qu’incapable et sans énergie, et trop inconnu d’ailleurs pour avoir la moindre prétention au premier grade militaire, était précisément l’homme qu’il fallait à la tête de l’Orient ; qu’Ursicin serait rappelé, et succéderait à Barbation dans la charge de maître de l’infanterie. Une fois sous leur main, cet ambitieux novateur, comme on voulait l’appeler, aurait assez à faire de se défendre des puissantes inimitiés qu’on saurait bien lui susciter.

(6) Pendant qu’à la cour on distribue les rôles comme pour représenter une comédie ou pour assigner les places dans un festin, et qu’on fait porter dans chaque maison influente sa quote-part du prix stipulé pour le pouvoir qu’on vient de vendre, Antonin, conduit au quartier d’hiver du roi de Perse, y était reçu à bras ouverts et décoré de la tiare. Cette distinction confère le droit de s’asseoir à la table royale, et, de plus, celui d’ouvrir des avis dans les conseils et d’opiner dans les délibérations. Antonin en usa sans scrupule. Il fit voguer sa barque, non pas à la sonde et à la remorque, mais toutes voiles dehors ; c’est-à-dire qu’il attaqua l’empire de prime abord, sans précautions oratoires ni circonlocutions. Il répétait au roi sans cesse, comme autrefois Maharbal gourmandant l’indécision d’Annibal, "qu’il savait vaincre, mais non user de la victoire".

(7) Homme pratique, et d’une instruction aussi étendue que profonde, il rencontrait des auditeurs attentifs et charmés, qui ne louaient pas, mais témoignaient, à la façon des Phéaciens d’Homère, leur admiration par leur silence. Son texte habituel était la période des quarante dernières années, où, après une guerre constamment heureuse, et notamment après cette mêlée nocturne près d’Hilée et de Singare, mêlée si meurtrière pour les nôtres, les Perses vainqueurs tout à coup s’étaient arrêtés comme par l’interposition d’un fécial, laissant Édesse intacte, et sans mettre un pied sur les ponts de l’Euphrate. L’occasion était belle cependant avec des forces