Page:Marcellin, Jornandès, Frontin, Végèce, Modestus - Traductions de Nisard, 1860.djvu/8

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NOTICE

ait eu l’intention de louer Théodose pour ce fait ? Et l’eût-il loué d’un acte d’humanité envers des chrétiens, s’il n’eût été chrétien lui-même ? — Mais voici, ajoute-t-il, qui est plus clair : « Constance, dit Ammien, confondait le christianisme, dans sa pureté et sa simplicité (absolutum et simplicem), avec une superstition de vieille femme[1]. » Or cette superstition, c’est l’arianisme. Qui donc, sinon un chrétien, a pu traiter de superstition de vieille femme l’arianisme ? — Ailleurs enfin, Ammien, parlant des martyrs, dit en termes nobles « qu’ils ont su garder, jusqu’à la mort, l’intégrité de leur foi[2]. » — Aucun païen, remarque Chifflet, n’eût tenu un tel langage[3].

Ces passages, à défaut d’autres moyens de savoir les vrais sentiments d’Ammien Marcellin, ne prouveraient qu’une chose : c’est qu’il était ou assez impartial ou assez prudent, au milieu des fortunes diverses du christianisme à cette époque, pour rendre justice aux mœurs des chrétiens, tout en restant indifférent ou étranger à leurs dogmes. Vouloir lui donner une autre gloire que celle d’avoir parlé fort honnêtement, comme dit Bayle, d’une religion qu’il ne suivait pas[4], c’est ce que ne permettent pas les trop nombreux endroits où Ammien est ouvertement païen, et où il parle des dieux du paganisme comme de ses dieux ; c’est ce que ne permet pas son admiration pour Julien, le véritable héros de son livre, et qu’il semble estimer surtout pour sa fidélité à l’Olympe païen.

Comme historien, Ammien ne mérite pas sans doute d’être attelé, comme dit poétiquement Chifflet, « au quadrige triomphant de l’histoire, » avec Salluste, Tite-Live et Tacite ; mais on lui ferait injustice de lui refuser une des meilleures places parmi les historiens de second ordre. Esprit judicieux et sagace toutes les fois qu’il sait bien les faits dont il parle, et qu’il n’est pas gâté par les préjugés de son temps, il réussit à discerner les causes des événements et les mobiles qui font agir les hommes. Il trace même de piquantes peintures des mœurs ; témoin ce portrait de Constance « entrant dans Rome sur un char, courbant sa petite taille sous les portes les plus élevées, l’œil fixe, le cou immobile et comme emprisonné, ne tournant le visage ni à droite ni à gauche, un homme de plâtre, que les cahots du char ne peuvent faire bouger, les mains collées au corps, ne se mouchant point, ne touchant point son nez[5] ; « témoin aussi le maître d’armes Lupicinus, « qui relevait ses sourcils comme des cornes[6]. »

Quiconque voudra connaître tous les genres de corruption qui assiègent les cours, l’art des flatteurs, les voies tortueuses par lesquelles on s’insinue dans la faveur des princes, les intrigues des courtisans pour s’entre-détruire, les souffrances de la peur et de l’envie, le faste insensé, les misères de toute sorte dont une poignée d’hommes accable les peuples ; quiconque veut voir une peinture énergique des calamités qu’engendre le despotisme, doit lire, dans Ammien, les livres où il traite du règne de Constance, et le récit du misérable gouvernement de ce prince, le plus vain et le plus dépendant des maîtres, qui croyait ébranler le monde du mouvement de son sourcil, et qui n’était que l’esclave de ses flatteurs, toujours en proie au soupçon ou à la crainte, dans une cour où dominaient les eunuques.

S’il est vrai que, par la force de certains traits et la vérité satirique de certaines réflexions morales, Ammien soit supérieur à la partie païenne de la société de son temps, il se rabaisse au niveau des plus ignorants par sa superstition ; en quoi d’ailleurs il avait un exemple dans son héros Julien. Et cependant Ammien raille ce prince de sa crédulité, ce qui ne l’empêche pas de remplir ses récits de présages et de visions de devineresse. Ce même homme, qui sait apercevoir quelquefois dans les passions des hommes les causes des événements, le plus souvent ne voit dans les faits que des prédictions accomplies, et s’évertue à prouver, par des subtilités puériles, qu’un homme sage peut arriver à prédire l’avenir[7].

Le style d’Ammien Marcellin est le style de son temps, avec quelques beautés des meilleurs temps. Depuis plus de deux siècles déjà la langue latine avait dégénéré en une sorte de jargon ampoulé, chargé de tropes, mêlant les pompes du style lyrique aux trivialités du langage le plus vulgaire, se grossissant de mots nouveaux, et s’obscurcissant par ses efforts pour éblouir. L’usage des lectures publiques, qui subsistait encore à cette époque, ajoutait une corruption particulière aux causes générales de la corruption de la langue. L’histoire d’Ammien Marcellin fut lue en public, et avec de grands applaudissements. Le célèbre Libanius l’en félicite dans une lettre : « J’ai appris, lui écrit-il, de gens arrivés de Rome, que vous avez lu en public des morceaux de votre ouvrage, et que vous vous proposiez d’en lire d’autres ; j’espère que les louanges données à ce que l’on en connaît vous engageront à pres-

  1. Lib. 21.
  2. Lib. 22.
  3. Claudii Chifflettii de Ammiani libris Monobiblion.
  4. Bayle, Dictionnaire, article Ammien Marcellin.
  5. Lib. 16.
  6. Lib. 20.
  7. Lib 21.