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LA I. IOVRNEE DES NOVVELLES

gnoiſtre clairement que forte paſsion & aueuglement vous a faict faire ce que vous auez faict. Car ſi Dieu m’euſt laſché la main, ie ſuis bien ſeure que vous n’euſsiez pas retiré la bride. Ceux qui tentent pour chercher la vertu, ne ſçauroient prendre le chemin que vous auez faict. Mais c’eſt aſſez ſi i’ay creu legierement quelque bien en vous, il eſt temps que ie cognoiſſe maintenant la verité, laquelle me deliure de vous. En ce diſant ſe partit Florinde de la chambre, & tãt que la nuict dura ne feit que pleurer, ſentant ſi grande douleur en ceſte mutation, que ſon cueur auoit biẽ affaire à ſouſtenir les aſſaulx du regret qu’amour luy dõnoit. Car cõbien que ſelon raiſon elle deliberaſt de iamais plus l’aimer, ſi eſt-ce que le cueur, qui n’eſt point ſubiect à nous, ne ſi vouloit accorder : parquoy ne le pouuoit moins aimer qu’elle auoit accouſtumé, & ſçachãt qu’amour eſtoit cauſe de ceſte faulte, ſe delibera ſatisfaiſant à l’amour, de l’aimer de tout ſon cueur, & obeiſſant à l’honneur n’en faire iamais autre ſemblant. Le matin ſ’en partit Amadour, ainſi faſché que vous auez ouy : toutesfois ſon cueur qui eſtoit ſi grand, qu’il n’auoit au monde ſon pareil, ne le ſouffrit deſeſperer, mais luy bailla nouuelle intention de pouuoir encores reueoir Florinde, & auoir ſa bonne grace. Doncques en ſ’en allant deuers le Roy d’Eſpaigne (lequel eſtoit à Tollette) print ſon chemin par la Cõté d’Arande, ou vn ſoir bien tard il arriua, & trouua la Comteſſe fort malade d’vne triſteſſe, qu’elle auoit de l’abſence de ſa fille Florinde. Quand elle veid Amadour, elle le baiſa & embraſſa, comme ſi c’euſt eſté ſon propre enfant, tant pour l’amour qu’elle luy portoit, que pour celle qu’elle doutoit qu’il auoit à Florinde, de laquelle elle luy demanda bien ſoigneuſement des nouuelles : qui luy en diſt le mieux qu’il luy fut poſsible, mais nõ toute la verité, & luy confeſſa l’amitié de Florinde & de luy (ce que Florinde auoit touſiours celé) la priant luy vouloir aider à auoir ſouuent de ſes nouuelles, & de la retirer bien toſt auec elle, & le matin ſ’en partit. Et apres auoir faict ſes affaires auec la Royne, ſ’en alla à la guerre ſi triſte & changé de toutes conditions, que dames, capitaines, & tous ceux qui auoient accouſtumé de le hanter, ne le congnoiſſoient plus, & ne s’habilloit plus que de noir, encore d’vne frize beaucoup plus groſſe qu’il ne failloit à porter le dueil de la femme, duquel il couuroit celuy

qu’il