Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/110

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plein de médisants ; et, si on ne va pas me chercher une voiture, j’aime encore mieux m’en aller à pied chez moi, et m’y traîner comme je pourrai, que d’accepter vos offres.

Ce discours ne souffrait point de réplique ; aussi m’en parut-il outré.

Allons, mademoiselle, s’écria-t-il à son tour avec douleur en se levant d’auprès de moi ; je vous entends : vous ne voulez plus que je vous revoie, ni que je sache où vous reprendre ; car, de m’alléguer la crainte que vous avez, dites-vous, de ce qu’on pourrait dire, il n’y a point d’apparence qu’elle soit le motif de vos refus. Vous vous blessez en tombant ; vous êtes à ma porte, je m’y trouve ; vous avez besoin de secours, mille gens sont témoins de votre accident, vous ne sauriez vous soutenir ; je vous fais porter chez moi ; de là je vous ramène chez vous ; il n’y a rien de si simple, vous le sentez bien ; mais rien en même temps qui me mît plus naturellement à portée d’être connue de vos parents, et je vois bien que c’est à quoi vous ne voulez pas que je parvienne. Vous avez vos raisons, sans doute : ou je vous déplais, ou vous êtes prévenue.

Et là-dessus, sans me donner le temps de lui répondre, outré du silence morne que j’avais gardé jusque-là, et dans l’amertume de son chagrin, ayant l’air content d’être privé de ce qu’il était au désespoir de perdre, il part, s’avance à la porte de la salle, et appelle impétueusement un laquais, qui accourt : Qu’on aille chercher une chaise, lui dit-il, et, si on n’en trouve pas, qu’on amène un carrosse ; mademoiselle ne veut pas du mien.

Et puis revenant à moi : Soyez en repos, ajouta-t-il, vous allez avoir ce que vous souhaitez, mademoiselle : il n’y a plus rien à craindre ; et vous et vos parents me serez éternellement inconnus, à moins que vous ne me disiez votre nom, et je ne pense pas que vous en ayez envie.

À cela nulle réponse de ma part ; je n’étais plus en état de parler. En revanche, devinez ce que je faisais, madame : excédée de peines, de soupirs, de réflexions, je pleurais la tête baissée. Vous pleuriez ? Oui, j’avais les yeux remplis