Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/328

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(c’était ainsi qu’il l’avait appelée) ; et, ne voulant pas apparemment l’avoir pour témoin du peu d’accueil que je faisais à son amour, il se retira avant qu’elle m’abordât, et prit même un chemin différent du sien pour ne pas la rencontrer.

Pourquoi donc M. Villot vous quitte-t-il ? me dit cette femme en m’abordant ; est-ce que vous l’avez renvoyé ? Non, repris-je ; c’est que vous veniez, et que nous n’avons plus rien à nous dire. Eh bien ! repartit-elle, mademoiselle Marianne, n’est-il pas vrai que c’est un garçon bien fait ? Vous ai-je trompée ? Quand vous n’auriez pas les disgrâces que vous savez, en demanderiez-vous un autre ? et Dieu ne vous fait-il pas une grande grâce ? Allons, partons, ajouta-t-elle ; on nous attend.

Je me levai tristement sans lui répondre, et la suivis ; Dieu sait dans quelle situation d’esprit !

Nous traversâmes de longs appartements, et nous arrivâmes dans une salle où se tenait une troupe de valets. J’y vis cependant deux personnes, dont l’une était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d’une figure fort noble ; l’autre, un homme plus âgé, qui avait l’air d’un officier, et qui s’entretenaient près d’une fenêtre.

Arrêtez un moment ici, me dit la femme qui me conduisait ; je vais avertir que vous êtes là. Elle entra aussitôt dans une chambre, dont elle ressortit un moment après.

Mais, pendant ce court espace de temps qu’elle m’avait laissée seule, le jeune homme en question avait discontinué son entretien, et ne s’était attaché qu’à me regarder avec une extrême attention ; et, malgré tout mon accablement, j’y pris garde.

Ce sont là de ces choses qui ne nous échappent point à nous autres femmes. Dans quelque affliction que nous soyons plongées, notre vanité fait toujours ses fonctions ; elle n’est jamais en défaut, et la gloire de nos charmes est une affaire à part dont rien ne nous distrait.

J’entendis même que ce jeune homme disait à l’autre du ton d’un homme qui admire : Avez-vous jamais rien vu de si aimable ?