Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/351

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je ne pus lui dire, pour le remercier du jugement plein de bonté et de vertu qu’il venait de rendre lui-même en ma faveur.

Il me releva sur-le-champ, d’un air qui témoignait que mon action le surprenait agréablement et l’attendrissait : je m’aperçus aussi qu’elle plaisait à toute la compagnie.

Levez-vous, ma belle enfant, me dit-il ; vous ne me devez rien, je vous rends justice ; et puis s’adressant aux autres : Elle en fera tant que nous l’aimerons tous aussi, ajouta-t-il ; et il n’y a point d’autre parti à prendre avec elle. Remmenez-la, madame (c’était à ma mère à qui il parlait) ; remmenez-la, et prenez garde à ce que deviendra votre fils, s’il l’aime ; car, avec les qualités que nous voyons dans cette enfant-là, je ne réponds pas de lui, et ne répondrais de personne ; faites comme vous pourrez, ce sont vos affaires.

Sans doute, dit aussitôt madame de…, son épouse ; et si on a donné à madame l’embarras qu’elle a aujourd’hui, ce n’est pas ma faute ; il n’a pas tenu à moi qu’on ne le lui épargnât.

Sur ce pied-la, mesdames, repartit en se levant cette parente revêche, je pense qu’il ne vous reste plus qu’à saluer votre cousine ; embrassez-la d’avance, vous ne risquez rien. Pour moi, on me permettra de m’en dispenser, malgré son incomparable noblesse de cœur ; je ne suis pas extrêmement sensible aux vertus romanesques. Adieu, la petite aventurière ; vous n’êtes encore qu’une fille de condition, nous dit-on ; mais vous n’en demeurerez pas là, et nous serons bien heureuses si, au premier jour, vous ne vous trouvez pas une princesse.

Au lieu de lui répondre, je m’avançai vers ma mère, dont je voulus aussi embrasser les genoux, et qui m’en empêcha ; mais je pris sa main que je baisai, et sur laquelle je répandis des larmes de joie.

La parente farouche sortit avec colère, et dit à deux dames en s’en allant : Ne venez-vous pas ?

Là-dessus elles se levèrent, mais plus par complaisance pour elle que par inimitié pour moi ; on voyait bien qu’elles