Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/438

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’eût été celle que vous avez perdue ; et puis, quand vous auriez vos parents, que savez-vous si vous en seriez plus heureuse ? Hélas ! ma chère enfant, il n’y a point de condition qui mette à l’abri du malheur, ou qui ne puisse lui servir de matière ! Pour être le jouet des événements les plus terribles, il n’est seulement question que d’être au monde ; je n’ai point été orpheline comme vous : en ai-je été mieux que vous ? Vous verrez que non dans le récit que je vous ferai de ma vie, si vous voulez, et que j’abrégerai le plus qu’il me sera possible.

Non pas, lui dis-je, n’abrégez rien, je vous en conjure, je vous demande jusqu’au moindre détail ; plus je passerai de moments à vous écouter, plus vous m’épargnerez de réflexions sur tout ce qui m’afflige ; et s’il est vrai que vous n’ayez pas été plus heureuse que moi, vous qui méritiez de l’être plus qu’une autre, j’aurai assez de raison pour ne plus me plaindre.

Dès que mon récit peut servir à vous distraire de vos chagrins, me répondit-elle, je n’hésiterai point à lui donner toute son étendue, et je vous promets d’avance qu’il sera long.

Avant que j’en vienne à ce qui me regarde, il faut que je dise un mot du mariage de mon père et de ma mère, puisque c’est la manière dont il se fit qui vraisemblablement a décidé de mon sort.

Je suis la fille d’un gentilhomme d’ancienne race très distinguée dans le pays, mais peu connue dans le monde ; son père, quoique assez riche, était un de ces gentilshommes de province qui vivent à la campagne et n’ont jamais quitté leur château.

M. de Tervire (c’était son nom) avait deux fils ; c’est à l’aîné que je dois le jour.

Mademoiselle de Tresle (c’est ainsi que s’appelait ma mère), d’aussi bonne maison que lui, et qui était pensionnaire d’un couvent où elle avait été élevée, en sortit à l’âge de dix-neuf à vingt ans pour assister au mariage d’un de ses parents ; ce fut en cette occasion que mon père, jeune