Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous n’avez point assez de bien pour vous charger d’une femme qui n’en a point ; et si, malgré ce que je vous dis là, mademoiselle de Tresle devient la vôtre, je vous avertis que vous vous en repentirez.

Ce fut là tout ce qu’il put tirer de son père, qui dans la suite ne lui en dit pas davantage, et qui continua de vivre avec lui comme à l’ordinaire.

Madame de Tresle, à qui il ne rendit cette réponse que le plus tard qu’il put, défendit à sa fille de revoir Tervire, et se préparait à la renvoyer dans son couvent, quand cet amant, désespéré de songer qu’il ne la verrait plus, proposa de l’épouser en secret, et de ne déclarer son mariage qu’après la mort de son père, ou qu’après l’avoir disposé lui-même à ne s’y opposer plus. Madame de Tresle s’offensa de la proposition, et n’y vit qu’une raison de plus d’éloigner sa fille.

Dans cette occurrence, ses deux fils revinrent de l’armée ; il apprirent ce qui se passait ; ils connaissaient Tervire, ils l’estimaient ; ils aimaient leur sœur, ils la voyaient affligée. À leur avis, il n’était question que de se taire, quand elle serait mariée ; M. de Tervire le père pouvait être gagné ; il était d’ailleurs infirme et très âgé. Au pis aller, le caractère du fils ne laissait rien à craindre pour leur sœur, et sur tout cela ils appuyèrent les instances de leur ami d’une manière si pressante, ils importunèrent tant madame de Tresle, qu’elle leur abandonna le sort de sa fille ; son amant l’épousa.

Seize ou dix-sept mois après, M. de Tervire le père soupçonna ce mariage sur bien des choses qu’il est inutile de vous dire ; et pour savoir à quoi s’en tenir, il ne trouva pas de meilleur moyen que de s’adresser à son fils, qui n’osa lui avouer, la vérité, mais qui ne la nia pas non plus avec cette assurance qu’on a quand on dit vrai.

Voilà qui est bien, lui répondit le père ; je souhaite qu’il n’en soit rien ; mais si vous me trompez, vous savez ce que je vous ai dit là-dessus, et je vous tiendrai parole.

Le bruit court que Tervire est marié avec votre cadette,