Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/456

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pas eu honte de la laisser pendant dix ans entiers, qui, pour surcroît de ridicule, ont fini par un legs de mille écus (elle parlait du diamant). Jugez-en, Marianne : voyez si l’on pouvait, moi présente, me rejeter avec plus d’insulte, ni traiter de ma situation avec moins d’humanité, ni me la montrer avec moins d’égard pour la faiblesse de mon âge.

Aussi en eus-je l’esprit troublé ; cet asile qu’on me refusait, celui qu’on me reprochait d’avoir trouvé chez madame de Tresle ; ce misérable gîte qu’on me destinait dans le lieu même où j’avais été si heureuse, où madame de Tresle m’avait tant aimée, où je me dirais sans cesse : où est-elle ? où je croirais toujours la voir, et toujours avec la douleur de ne la voir jamais ; enfin, ce récit qu’on me faisait, en passant, du peu d’intérêt que ma mère prenait à moi, tout cela me pénétra si fort, qu’en m’écriant, ah ! mon Dieu ! mon visage à l’instant fut couvert de larmes.

Pendant qu’on délibérait ainsi sur ce que l’on ferait de moi, M. Villot, cet ancien fermier de mon grand-père, et à qui madame de Tresle avait écrit, entra dans la salle. Je le connaissais, je l’avais vu venir souvent à la maison pour des achats de blé ; et l’air plein de zèle et de bonne volonté avec lequel il jeta d’abord les yeux sur moi, m’engagea subitement et sans réflexion à avoir recours à lui.

Hélas ! lui dis-je, monsieur Villot, vous qui étiez notre ami, menez-moi chez vous pour quelques jours : souvenez-vous de madame de Tresle, et ne me laissez pas ici, je vous en conjure.

Eh ! vraiment, mademoiselle, je n’arrive ici que pour vous emmener ; c’est madame de Tresle qui, en mourant, m’en a chargé par la lettre que voici, et que je n’ai reçue que ce matin en revenant de la ville. Ainsi je vous conduirai tout à l’heure à notre bourg, si ces dames y consentent ; et ce sera bien de l’honneur à moi de vous rendre ce petit service, après les obligations que j’ai à feu M. de Tervire, mon bon maître et votre grand-père, que nous avons bien pleuré, ma femme et moi, et pour qui nous prions Dieu encore tous les jours. Il n’y a qu’à venir, mademoiselle ; nous nous es-