Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/531

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j’ai connu même le fils de M. Dursan dès sa plus tendre enfance.

Son fils ! répondit-elle en joignant les mains ; il a donc des enfants ? Je pense qu’il n’en a qu’un, madame, répondit Brunon. Hélas ! que n’est-il encore à naître ! s’écria ma tante. Que fera-t-il de la vie ? Que deviendra-t-il, et qu’avais-je affaire de savoir tout cela ? Tu me perces le cœur, Brunon, tu me le déchires ; mais parle, ne me cache rien ; tu es peut-être mieux instruite que tu ne veux me le dire. Où est à présent son père ? Quelle était sa situation quand tu l’as quitté ? Que faisait-il ?

Il était malheureux, madame, repartit Brunon en baissant tristement les yeux.

Il était malheureux, dis-tu ? Il a voulu l’être ; achève, Brunon ; serait-il veuf ? Non, madame, répondit-elle avec un embarras qui ne fut remarqué que de nous qui étions au fait ; je les ai vus tous trois ; leur état aurait épuisé votre colère.

En voilà assez, ne m’en dis pas davantage, dit alors ma tante en soupirant ; quelle destinée, mon Dieu ! Quel mariage ! Elle était donc avec lui, cette femme que le misérable s’est donnée et qui le déshonore ?

Brunon rougit à ce dernier mot, dont nous souffrîmes tous ; mais elle se remit bien vite, et, prenant ensuite un air doux, tranquille, où je vis même de la dignité :

Je répondrais de votre estime pour elle, si vous pouviez lui pardonner d’avoir manqué de bien et de naissance, répondit-elle ; elle a de la vertu, madame ; tous ceux qui la connaissent vous le diront. Il est vrai que ce n’était pas assez pour être madame Dursan ; mais je suis bien à plaindre moi-même, si ce n’en est pas assez pour n’être point méprisable.

Eh ! que me dis-tu là, Brunon ? repartit-elle. Encore si elle te ressemblait !

Là-dessus je m’aperçus que Brunon était toute tremblante, et qu’elle me regardait comme pour savoir ce que je lui conseillais de faire ; mais pendant que je délibérais, ma tante, qui se leva sur-le-champ pour venir avec nous, inter-