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ONZIÈME PARTIE


Il me semble vous entendre d’ici, madame : Quoi ! vous écriez-vous, encore une partie ! Eh ! par quelle raison vous plaît-il d’écrire si diligemment l’histoire d’autrui, pendant que vous avez été si lente à continuer la vôtre ? Ne serait-ce pas que la religieuse aurait elle-même écrit la sienne, qu’elle vous aurait laissé son manuscrit, et que vous le copiez ?

Non, madame, non, je ne copie rien ; je me ressouviens de ce que ma religieuse m’a dit, de même que je me ressouviens de ce qui m’est arrivé ; ainsi le récit de sa vie ne me coûte pas moins que le récit de la mienne, et ma diligence vient de ce que je me corrige, voilà tout le mystère ; vous ne m’en croirez pas, mais vous le verrez, madame, vous le verrez. Poursuivons.

Nous nous retrouvâmes sur le soir dans ma chambre, ma religieuse et moi.

Voulez-vous, me dit-elle, que j’abrège le reste de mon histoire ? Non que je n’aie le temps de la finir cette fois-ci ; mais j’ai quelque confusion de vous parler si longtemps de moi, et je ne demande pas mieux que de passer rapidement sur bien des choses, pour en venir à ce qu’il est essentiel que vous sachiez.

Non, madame, lui répondis-je, ne passez rien, je vous en conjure ; depuis que je vous écoute, je ne suis plus, ce me semble, si étonnée des événements de ma vie, je n’ai plus une opinion si triste de mon sort. S’il est fâcheux d’avoir, comme moi, perdu sa mère, il ne l’est guère moins d’avoir, comme vous, été abandonnée de la sienne ; nous avons toutes deux été différemment à plaindre ; vous avez eu vos ressources, et moi les miennes. À la vérité, je crois jusqu’ici que mes malheurs surpassent les vôtres ; mais quand vous aurez tout dit, je changerai peut-être de sentiment.