Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/61

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bondance de cœur, et où ils se sentent si las de leur présomption, qu’ils la quittent pour respirer en francs ignorants comme ils sont ; cela les soulage ; et moi, de mon côté, j’avais besoin de dire un peu ce que je pensais d’eux.

Je fus donc frappée d’une douleur mortelle en voyant que cette vertueuse fille, à qui je devais tant, se mourait : elle avait eu beau me parler de sa mort, je n’avais point imaginé que sa maladie la conduisît jusque-là.

Mes gémissements firent retentir la maison, ils réveillèrent tout le monde ; l’hôte et l’hôtesse, se doutant de la vérité, se levèrent, et vinrent frapper à la porte de notre chambre ; je l’ouvris sans savoir que je l’ouvrais : ils me parlèrent, et je faisais des cris pour toute réponse : ils furent bientôt instruits de la cause de ma désolation, et voulurent secourir cette fille expirante, et peut-être déjà expirée, car elle n’avait plus de mouvement ; mais une demi-heure après on vit qu’elle était morte. Les domestiques arrivèrent ; il se fit un fracas pendant lequel je perdis connaissance, et on me porta dans une chambre voisine sans que je le sentisse. De l’état où je fus ensuite, je n’en parlerai point, vous le devinez bien ; et moi-même ce récit-là m’attriste encore.

Enfin me voilà seule, et sans autre guide qu’une expérience de quinze ans et demi, plus ou moins. Comme la défunte m’avait fait passer pour sa nièce, et que j’avais l’air raisonnable, on me rendit compte de tout ce qu’on disait lui avoir trouvé, et qui ne valait pas la peine qu’on y fît plus de cérémonie, quand même on m’aurait remis tout ce qu’il y avait. Mais une partie du linge fut volée avec d’autres bagatelles ; et de près de quatre cents livres que je savais qui lui restaient, on en prit bien la moitié, je pense ; je m’en plaignis, mais si faiblement, que je n’insistai point. Dans l’affliction où j’étais, je n’avais plus rien à cœur. Comme je ne voyais plus personne qui prît part à moi, ni à ma vie, je n’y en prenais plus moi-même ; et cette manière de penser me mettait dans un état qui ressemblait à de la tranquillité ; mais qu’on est à plaindre avec cette tran-