Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/74

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pour elle ; et voilà comment j’étais : je l’aurais plutôt pris pour un original dans ses façons, que pour ce qu’il était ; il avait beau reprendre ma main, l’approcher de sa bouche en badinant, je n’admirais là-dedans que la rapidité de son inclination pour moi, et cela me touchait plus que tous ses bienfaits ; car à l’âge où j’étais, quand on n’a point encore souffert, on ne sait point trop l’avantage qu’il y a d’être dépourvue de tout.

Peut-être devrais-je passer tout ce que je vous dis là ; mais je vais comme je puis, je n’ai garde de songer que je vous fais un livre : cela me jetterait dans un travail d’esprit dont je ne sortirais pas ; je m’imagine que je vous parle, et tout passe dans la conversation : continuons-la donc.

Dans ce temps on se coiffait en cheveux, et jamais créature ne les a eus plus beaux que moi ; cinquante ans que j’ai n’en ont fait que diminuer la quantité, sans en avoir changé la couleur, qui est encore du plus clair châtain.

Monsieur de Climal les regardait, les touchait avec passion ; mais cette passion, je la regardais comme un pur badinage. Marianne, me disait-il quelquefois, vous n’êtes point si à plaindre : de si beaux cheveux et ce visage-là ne vous laisseront manquer de rien. Ils ne me rendront ni mon père ni ma mère, lui répondis-je. Ils vous feront aimer de tout le monde, me dit-il ; et pour moi, je ne leur refuserai jamais rien. Oh ! pour cela, lui dis-je, je compte sur vous et sur votre bon cœur. Sur mon bon cœur ? reprit-il en riant ; eh ! vous parlez donc de cœur, chère enfant, et si je vous demandais le vôtre, me le donneriez-vous ? Hélas ! vous le méritez bien, lui dis-je naïvement.

À peine lui eus-je répondu cela, que je vis dans ses yeux quelque chose de si ardent, que ce fut un coup de lumière pour moi ; sur-le-champ, je me dis en moi-même : il se pourrait bien faire que cet homme-là m’aimât comme un amant aime une maîtresse ; car enfin, j’en avais vu des amants dans mon village, j’avais entendu parler d’amour, j’avais même déjà lu quelques romans à la dérobée ; et tout