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Il est vrai que, si les hommes savaient obliger, je crois qu’ils feraient tout ce qu’ils voudraient de ceux qui leur auraient obligation : car est-il rien de si doux que le sentiment de reconnaissance, quand notre amour-propre n’y répugne point ? On en tirerait des trésors de tendresse ; au lieu qu’avec les hommes, on a besoin de deux vertus, l’une pour vous empêcher d’être indignée du bien qu’ils vous font, l’autre pour vous en imposer la reconnaissance.

M. de Climal m’avait parlé d’un habit qu’il voulait me donner, et nous sortîmes pour l’acheter à mon goût. Je crois que je l’aurais refusé, si j’avais été bien convaincue qu’il avait de l’amour pour moi ; car j’aurais eu un dégoût, ce me semble, invincible à profiter de sa faiblesse, surtout ne la partageant pas : car, quand on la partage, on ajuste cela ; on s’imagine qu’il y a beaucoup de délicatesse à n’être point délicat là-dessus : mais je doutais encore de ce qu’il avait dans l’âme ; et supposé qu’il n’eût que de l’amitié, c’était donc une amitié extrême, qui méritait assurément le sacrifice de toute ma fierté. Ainsi j’acceptai l’offre de l’habit à tout hasard.

L’habit fut acheté : je l’avais choisi ; il était noble et modeste, et tel qu’il aurait pu convenir à une fille de condition qui n’aurait point eu de bien. Après cela M. de Climal parla de linge, et effectivement j’en avais besoin. Encore autre achat que nous allâmes faire ; madame Dutour aurait pu lui fournir ce linge, mais il avait ses raisons pour n’en point prendre chez elle : c’est qu’il le voulait trop beau. Madame Dutour aurait trouvé la charité outrée ; et quoique ce fût une bonne femme qui ne s’en serait pas souciée, et qui aurait cru que ce n’était pas là son affaire, il était mieux de ne pas profiter de la commodité de son caractère, et d’aller ailleurs.

Oh ! pour le coup, ce fut ce beau linge qu’il voulut que je prisse, qui me mit au fait de ses sentiments ; je m’étonnai même que l’habit, qui était très propre, m’eût encore laissé quelque doute, car la charité n’est pas galante dans ses présents ; l’amitié même, si secourable, donne du bon et ne