Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/83

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Je n’en avais jamais tant vu. À la fin, quand mes mouvements furent un peu éclaircis, la colère se déclara la plus forte ; mais ce fut une colère si franche et si étourdie, qu’il n’y avait qu’une fille innocente de ce dont on l’accusait qui pût l’avoir.

Il était pourtant vrai que M. de Climal était amoureux de moi ; mais je savais bien aussi que je ne voulais rien faire de son amour ; et si, malgré cet amour que je connaissais, j’avais reçu ses présents, c’était un petit raisonnement que mes besoins et ma vanité m’avaient dicté, et qui n’avait rien pris sur la pureté de mes intentions. Mon raisonnement était sans doute une erreur, mais non pas un crime : ainsi je ne méritais pas les outrages dont me chargeait madame Dutour, et je fis un vacarme épouvantable. Je débutai par jeter l’habit et le linge par terre sans savoir pourquoi, seulement par fureur ; ensuite je parlai, ou plutôt je criai ; et je ne me souviens plus de tous mes discours, sinon que j’avouai en pleurant que M. de Climal avait acheté le linge, et qu’il m’avait défendu de le dire, sans m’instruire des raisons qu’il avait pour cela ; qu’au reste j’étais bien malheureuse de me trouver avec des gens qui m’accusaient à si bon marché ; que je voulais sortir sur-le-champ, que j’allais envoyer chercher un carrosse pour emporter mes hardes ; que j’irais où je pourrais ; qu’il valait mieux qu’une fille comme moi mourût d’indigence que de vivre aussi déplacée que je l’étais ; que je leur laissais les présents de M. de Climal ; que je m’en souciais aussi peu que de son amour, s’il était vrai qu’il en eût pour moi. Enfin j’étais comme un petit lion, ma tête s’était démontée ; outre que tout ce qui pouvait m’affliger se présentait à moi : la mort de ma bonne amie, la privation de sa tendresse, la perte terrible de mes parents, les humiliations que j’avais souffertes, l’effroi d’être étrangère à tous les hommes, de ne voir la source de mon sang nulle part, la vue d’une misère qui ne pouvait peut-être finir que par une autre ; car je n’avais que ma beauté qui pût me faire des amis : et voyez quelle ressource que le vice des hommes ! N’était-ce pas là de