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ma vie j’ai eu le cœur plein de ces petits égards-là pour le cœur des autres.

Il me tardait de me montrer et d’aller à l’église pour voir combien on me regarderait. Toinon, qui, tous les jours de fête, était escortée de son amant, sortit avant moi, de crainte que je ne la suivisse, et que cet amant, à cause de mon habit neuf, ne me regardât plus qu’elle, si nous allions ensemble ; car chez de certaines gens un habit neuf, c’est presque un beau visage.

Je sortis donc seule, un peu embarrassée de ma contenance, parce que je m’imaginais qu’il y en avait une à tenir, et qu’étant jolie et parée, il fallait prendre garde à moi de plus près qu’à l’ordinaire. Je me redressais, car c’est par où commence une vanité novice ; et autant que je puis m’en ressouvenir, je ressemblais assez à une aimable petite fille, toute fraîche sortie d’une éducation de village, et qui se tient mal, mais dont les grâces encore captives ne demandent qu’à se montrer.

Je ne faisais pas valoir non plus tous les agréments de mon visage ; je le laissais aller sur sa bonne foi, comme vous le disiez plaisamment l’autre jour d’une certaine dame. Malgré cela, nombre de passants me regardèrent beaucoup ; et j’en étais plus réjouie que surprime, car je sentais fort bien que je le méritais ; et sérieusement il y avait peu de figures comme la mienne ; je plaisais au cœur autant qu’aux yeux, et mon moindre avantage était d’être belle.

J’approche ici d’un événement qui a été l’origine de toutes mes autres aventures, et je vais commencer par là la seconde partie de ma vie : aussi bien vous ennuieriez-vous de la lire tout d’une haleine, et cela nous reposera toutes deux.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE