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DEUXIÈME PARTIE


Dites-moi, ma chère amie, ne serait-ce point un peu par compliment que vous paraissez si curieuse de voir la suite de mon histoire ? Je pourrais le soupçonner ; car jusqu’ici tout ce que je vous en ai rapporté n’est qu’un tissu d’aventures bien simples, bien communes ; d’aventures dont le caractère paraîtrait bas et trivial à beaucoup de lecteurs, si je les faisais imprimer. Je ne suis encore qu’une petite lingère, et cela les dégoûterait.

Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions ; ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas des états médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait une grande figure. Il n’y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes : qu’ils vivent ; mais qu’il n’en soit pas question : ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître, et que les bourgeois la déshonorent.

Oh ! jugez, madame, du dédain que de pareils lecteurs auraient eu pour moi.

Au reste, ne confondons point ; le portrait que je fais de ces gens-là ne vous regarde pas ; ce n’est pas vous qui serez la dupe de mon état ; mais peut-être que j’écris mal. Le commencement de ma vie contient peu d’événements, et tout cela aurait bien pu vous ennuyer. Vous me dites que non, vous me pressez de continuer ; je vous en rends grâces, et je continue : laissez-moi faire, je ne serai pas toujours chez madame Dutour.

Je vous ai dit que j’allai à l’église, à l’entrée de laquelle je trouvai de la foule ; mais je n’y restai pas, mon habit