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Oh ! celui-là, pour être instruit, n’attend pas le nombre des années, il est fin dès qu’il est venu ; dans les choses de son ressort il a toujours la théorie de ce qu’il voit mettre en pratique. C’est un enfant de l’orgueil qui naît tout élevé, qui manque d’abord d’audace, mais qui n’en pense pas moins. Je crois qu’on peut lui enseigner des grâces et de l’aisance ; mais il n’apprend que la forme, et jamais le fond. Voilà mon avis.

Et c’est avec cet esprit-là que j’expliquais si bien les façons de ces femmes : c’est encore lui qui me faisait entendre les hommes ; car, avec une extrême envie d’être de leur goût, on a la clef de tout ce qu’ils font pour être du nôtre ; et il n’y aura jamais d’autre mérite à tout cela que d’être vaine et coquette ; et je pouvais me passer de cette petite parenthèse-là pour vous le prouver, car vous le savez aussi bien que moi : mais je me suis avisée trop tard de penser que vous le savez. Je ne vois mes fautes que lorsque je les ai faites ; c’est le moyen de les voir sûrement, mais non pas à votre profit ni au mien : n’est-il pas vrai ? Retournons à l’église.

La place que j’avais prise me mettait au milieu du monde dont je vous parle. Quelle fête ! C’était la première fois que j’allais jouir un peu du mérite de ma petite figure. J’étais tout émue du plaisir de penser à ce qui allait m’en arriver, j’en perdais presque haleine ; car j’étais sûre du succès, et ma vanité voyait venir d’avance les regards qu’on allait jeter sur moi.

Ils ne se firent pas longtemps attendre. À peine étais-je placée que je fixais les yeux de tous les hommes. Je m’emparai de toute leur attention : mais ce n’était encore là que la moitié de mes honneurs, et les femmes me firent le reste.

Elles s’aperçurent qu’il n’était plus question d’elles, qu’on ne les regardait plus, que je ne leur laissais pas un curieux et que la désertion était générale.

On ne saurait s’imaginer ce que c’est que cette aventure-là pour des femmes, ni combien leur amour-propre en est