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MADEMOISELLE HABERT : Que trouvez-vous de si plaisant à ce mariage, Madame ?
MADAME ALAIN : Je n’y trouve rien. Au contraire, je l’approuve, je l’aime, il me divertit, j’en ai de la joie. Que voulez-vous que j’y trouve, moi ? Qu’y a-t-il à dire ? Vous aimez ce garçon : c’est bien fait. S’il n’a que vingt ans, ce n’est pas votre faute, vous le prenez comme il est ; dans dix il en aura trente et vous dix de plus, mais qu’importe ! On a de l’amour ; on se contente ; on se marie à l’âge qu’on a ; si je pouvais vous ôter les trois quarts du vôtre, vous seriez bientôt du sien.
MADEMOISELLE HABERT, avec vivacité : Qu’appelez-vous du sien ? Rêvez-vous, Madame Alain ? Savez-vous que je n’ai que quarante ans tout au plus ?
MADAME ALAIN : Calmez-vous ! C’est qu’on s’y méprend à la mine qu’ils vous donnent.
LA VALLÉE : Vous vous moquez ! On les prendrait pour des années de six mois. Finissez donc !
MADAME ALAIN : De quoi se fâche-t-elle ? Mademoiselle Habert sait que je l’aime. (À Mademoiselle Habert.) Allons, ma chère amie, un peu de gaieté ! vous êtes toujours sur le qui-vive. Eh ! mort de ma vie, en valez-vous moins pour être un peu mûre ? Voyez comme elle s’est soutenue : elle est plus blanche, plus droite !
LA VALLÉE : Elle a des yeux, un teint…
MADAME ALAIN : Ah ! le fripon, comme il en débite ! Revenons. Vous l’épousez ; après, que faut-il que je fasse ?
MADEMOISELLE HABERT : Personne ne viendra-t-il nous interrompre ?
MADAME ALAIN : Attendez ; je vais y mettre bon ordre. (Elle appelle.) Javotte ! Javotte !
MADEMOISELLE HABERT : Qu’allez-vous faire ?
MADAME ALAIN : Laissez, laissez ! c’est qu’on peut entrer ici à tout moment, et moyennant la précaution que je prends, il ne viendra personne.


Scène V

La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert, Javotte.

JAVOTTE, en entrant : Comme vous criez, Madame ! On n’a pas le temps de vous répondre ! Que vous plaît-il ?
MADAME ALAIN : Si quelqu’un vient me demander, qu’on dise que je suis en affaire. Il faut que nous soyons seuls : Mademoiselle Habert a un secret de conséquence à me dire. N’entrez point non plus sans que je vous appelle, entendez-vous ?
JAVOTTE : Pardi ! je m’embarrasse bien du secret des autres. Ne dirait-on pas que je suis curieuse !
MADAME ALAIN : Marchez, marchez, raisonneuse !
MADEMOISELLE HABERT, bas, à La Vallée : Voilà une sotte femme, Monsieur de la Vallée.
LA VALLÉE, de même : Oui ; elle n’est pas assez prudente.


Scène VI

La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert.

MADAME ALAIN : Nous voilà tranquilles à cette heure.
MADEMOISELLE HABERT : Eh  ! Madame Alain, pourquoi informer cette fille que j’ai une confidence à vous faire ? Il ne fallait pas…
MADAME ALAIN : Si fait vraiment ; c’est afin qu’on ne vienne pas nous troubler. Pensez-vous qu’elle aille se douter de quelque chose ? eh bien ! si vous avez la moindre inquiétude là-dessus, il y a bon remède, ne vous embarrassez pas. (Elle appelle.) Javotte ! holà !
MADEMOISELLE HABERT : Quel est votre dessein ? Pourquoi la rappeler ?
MADAME ALAIN : Je ne gâterai rien.


Scène VII

La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert, Javotte.

JAVOTTE : Encore ! que me voulez-vous donc, Madame ? on ne fait qu’aller et venir ici. Qu’y a-t-il ?
MADAME ALAIN : Écoutez-moi. Je me suis mal expliquée tout à l’heure ; ce n’est pas un secret que Mademoiselle veut m’apprendre ; n’allez pas le croire et encore moins le dire ; ce que j’en fais n’est que pour être libre et non pas pour une confidence.
JAVOTTE : Est-ce là tout ? Pardi ! la peine d’autrui ne vous coûte guère. Est-ce moi qui suis la plus babillarde de la maison ?
MADAME ALAIN : Taisez-vous et faites attention à ce qu’on vous dit, sans tant de raisonnements.


Scène VIII

La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert.

MADAME ALAIN : Ah çà ! vous devez avoir l’esprit en repos à présent. Voilà tout raccommodé.
MADEMOISELLE HABERT : Soit ; mais ne raccommodez plus rien, je vous prie ; j’ai besoin d’un extrême secret.
MADAME ALAIN : Vous jouez de bonheur : une muette et moi, c’est tout un. J’ai les secrets de tout le monde. Hier au soir, le marchand qui est mon voisin me fit serrer dans ma salle basse je ne sais combien de marchandises de contrebande qui seraient confisquées si on le savait. Voyez si on me croit sûre !
MADEMOISELLE HABERT : Vous m’en donnez une étrange preuve ! Pourquoi me le dire ?
MADAME ALAIN : L’étrange fille ! C’est pour vous rassurer.
MADEMOISELLE HABERT, à part : Quelle femme !
MADAME ALAIN : Poursuivons. Il faut que je sois informée de tout, de peur de surprise. Pour quel motif cachez-vous votre mariage ?
MADEMOISELLE HABERT : C’est que je ne veux pas qu’une sœur que j’ai, et avec qui j’ai passé toute ma vie, le sache.
MADAME ALAIN : Fort bien. Je ne savais pas que vous aviez une sœur, par exemple ; cela est bon à savoir ; s’il vient ici quelque femme vous demander, je commencerai par dire : « Êtes-vous sa sœur ou non ? »
MADEMOISELLE HABERT : Eh non ! Madame, vous devez absolument ignorer qui je suis.
LA VALLÉE : On vous demanderait à vous comment vous savez que cette chère enfant a une sœur.