Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/24

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pour entendre le dernier craquement du ressort qui mordait le bord d’un semblable treillis de sa dent d’acier.

Bondissant vers la porte, elle voulut l’ouvrir, mais la main de fer des verrous s’y opposait aussi.

Un nuage de sang voila les yeux de Berthe, qui s’affaissa sur le parquet de la chambre.

Au même instant, les pas de l’intendant résonnèrent au-dessous sur le plancher de l’appartement du rez-de-chaussée où il couchait.

– Cet ingénieux mécanisme me coûte assez cher, grommela Bigot ; mais je ne m’en repens pas. Allons ! la cage est solide, et l’oiseau ne pouvant s’envoler, j’aurai tout le temps de la réflexion, pour savoir ce qu’il me reste à faire.

À cinq heures du matin, le lendemain, l’intendant fut éveillé en sursaut, par plusieurs coups que l’on frappait à la porte.

– Qui va là ?

– Votre humble valet, répondit la voix glapissante de Sournois.

– Que me veux-tu, maroufle ?

– Vous remettre un message très-pressé que vous envoie M. le Gouverneur.

– C’était, pardieu ! bien la peine de m’éveiller si tôt !

Et, tout en passant sa robe de chambre, Bigot gronda comme un dogue à qui l’on arrache un os.

Puis, il alla ouvrir et prit, en grommelant, des mains du porteur, une lettre scellée aux armes du marquis de Vaudreuil.

Tandis qu’il en rompait le cachet et la parcourait à la hâte, Sournois entra dans la chambre de son maître.

« Monsieur l’Intendant », écrivait le gouverneur, « nous venons d’apprendre par un courrier spécial que la flotte anglaise a fait hier son apparition à l’île aux Coudres.[1]

« Comme l’ennemi sera devant Québec dans un jour ou deux, nous avons un grand besoin de vous. Venez vite.

« Votre tout dévoué,
« Vaudreuil. »

– Non ! mais il faut que tous les diables d’enfer soient acharnés contre moi ! cria Bigot qui froissa la lettre avec rage et la jeta dans un coin de la chambre. Manquer une partie de chasse qui me promettait des émotions ; et par une si belle journée ! ajouta-t-il en lançant un regard sombre au brillant soleil dont les rayons, répercutés par l’eau limpide contenue dans le bassin d’un lave-mains d’acajou, dansaient follement sur la muraille.

Sa colère avait besoin de se détourner contre quelqu’un. Sournois étant à sa portée, ce fut sur lui qu’elle tomba.

– Et toi, double brute ! continua l’intendant sur un ton de plus en plus élevé, tu m’as fait hier une belle besogne !

– Comment donc, monsieur ? répondit Sournois, qui tâcha de se faire le plus rampant possible, afin que l’orage, qu’il sentait venir, glissât sur sa souple échine.

Mais il était écrit qu’il ne pourrait point l’éviter.

– Comment ! comment ! s’écria Bigot qui, rouge de fureur, se rapprocha de Sournois. Tu étais donc gris, ivrogne, puisque tu n’as point songé à refermer les grilles de la chambre, ainsi que je t’ai dit de le faire chaque fois que…

– Pardon…, monsieur l’intendant, interrompit Sournois ; je n’avais rien pris… de l’après-midi…, n’en déplaise à monsieur… Ce n’est qu’un oubli assez pardonnable…, puisqu’il n’y a que Mme Péan qui soit venue depuis un assez long temps… Voilà pourquoi je ne pensais plus… à ces damnées grilles qui étaient restées ouvertes…, car avec madame…, monsieur sait bien qu’il n’en est pas besoin.

– Tiens ! insolent ! imbécile, s’écria Bigot qui, de sa main fermée, frappa le valet en plein visage.

Le coup porta sur le nez bourgeonné de Sournois, dont la trogne se couvrit soudain de sang.

C’était la première fois que l’intendant s’emportait ainsi contre son valet de chambre.

Aussi était-il, ce matin-là, d’une humeur massacrante. Repoussé la veille, et sans gloire aucune, dans sa tentative amoureuse, privé du plaisir de sa partie de chasse, dame ! il y avait bien là matière à exaspérer même un homme moins habitué que le fastueux Bigot à tout voir se plier à ses caprices.

Sournois étourdi, aveuglé, s’appuya sur le mur ; puis revenant un peu à soi, tâcha d’étancher le sang qui coulait à flots de son vilain mufle.

– Va te laver, lui dit le maître d’un ton radouci. Ensuite, tu éveilleras ces messieurs pour leur dire qu’il nous faut repartir immédiatement. Tiens, ajouta-t-il en lui jetant quelques louis d’or qui se trouvaient sur sa table de nuit, voici des compresses qui guériront ta blessure. Fais vite et reviens m’aider à m’habiller.

Mais Sournois, qui aurait vendu mille fois son âme pour autant de pièces d’or, ne prit point celles que lui tendait son maître ; et il sortit sans dire un mot, mais avec la rage au cœur.

– Tiens ! se dit Bigot, maître Sournois serait-il susceptible ! Les prétentions qu’affichent maintenant en France messieurs de la petite bourgeoisie vont-elles gagner aussi jusqu’à nos valets ? Ah ! parbleu ! je ne m’attendais pas à celle-là !

À peine Sournois eut-il refermé la porte, qu’il menaça du poing celui qu’il y avait à l’intérieur.

– Ah ! c’est ainsi, monsieur l’intendant, que vous récompensez quinze ans de services ! grogna-t-il en branlant sa laide tête, rendue plus repoussante encore par le sang qui la maculait. Bien que je ne sois qu’un serviteur, monsieur Bigot, je vous apprendrai bientôt que ce n’est pas un titre à m’honorer de vos soufflets ! Je me vengerai, oui, foi de Sournois, et avant longtemps !

  1. « Le gros de la flotte anglaise arriva à l’île aux Coudres le vingt-trois juin ; plusieurs des officiers y débarquèrent, et quelques-uns s’étant éloignés pour faire la chasse, trois d’entre eux furent surpris par le sieur Desrivières qui, à la tête de quelques milices et sauvages abénaquis, s’y était mis en embuscade. » M. Ferland, vol. II, p. 572.