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de leurs boucles, semblaient se complaire à mettre en contact immédiat avec la neige les mignons pieds qu’ils auraient dû si soigneusement protéger.

C’était une courte mais navrante histoire que celle de leur misère.

Vieux débris des guerres occasionnées par les successions d’Espagne et d’Autriche, M. de Rochebrune avait émigré au Canada, où il avait été d’abord enseigne, puis lieutenant d’une compagnie de la marine, à venir jusqu’à l’été de dix-sept cent cinquante-cinq.

C’était un pauvre officier de fortune. Il n’avait pour tout bien qu’une petite rente qui venait de s’éteindre par la mort de sa femme. Or, comme le faisait remarquer M. Doreil dans une lettre du 20 octobre 1758, adressée au ministre de la guerre, le maréchal de Belle-Isle, il était presque impossible à un lieutenant dont le traitement n’était que de cent quinze livres par mois de ne pas mourir de faim, vu la disette qui sévissait dans la colonie. On s’imaginera donc sans peine que le vieux gentilhomme et sa fille se trouvaient dans une gêne extrême depuis la mort de Mme de Rochebrune, arrivée en dix-sept cent quarante-huit.

Le vieil Officier vécut ainsi tant bien que mal jusqu’à l’été de mil sept cent cinquante-cinq, pendant lequel il perdit le bras droit à la glorieuse bataille de la Monongahéla, où huit cents canadiens et sauvages remportèrent une victoire complète sur les douze cents hommes commandés par Braddock.

Rendu invalide par ce dernier malheur, M. de Rochebrune se vit obligé de quitter l’armée et fut mis à sa demi-solde vers la fin de l’été de mil sept cent cinquante-cinq.

Depuis quelques mois cependant, une grande famine sévissait à Québec, par suite des malversations et du pillage éhonté auxquels se livraient l’intendant Bigot et ses amis Péan, Deschenaux, Cadet, et autres fonctionnaire de cette trempe.

« On s’arrachait le pain à la porte des boulangers, » dit l’auteur des Mémoires sur les affaires du Canada depuis 1749 jusqu’à 1760.[1] « On voyait souvent les mères déplorer de n’en avoir pas assez pour donner à leurs enfants, et courir à l’intendant Bigot, implorer son secours et son autorité. Tout était inutile ; il était assiégé d’un nombre d’adulateurs qui ne pouvaient comprendre, au sortir des abondants et délicats repas qu’ils venaient de prendre chez lui, comment on pouvait mourir de faim. »

On paya intégralement au vieil officier ses deux premiers mois de pension.

Mais lorsqu’au commencement d’octobre, il alla chez M. Péan, capitaine et aide-major des troupes de la marine, pour toucher sa demi-solde, on lui en fit attendre le paiement jusqu’à la fin du mois.

Puis, on ne lui donna plus rien.

C’est alors que la misère força la porte de l’invalide.

Trop fier pour demander un secours que de plus riches compagnons d’armes lui auraient octroyé avec plaisir, M. de Rochebrune, au contraire, voulut cacher sa pauvreté, ferma sa porte à tous, et ne sortit plus que pour faire quelques tentatives auprès des commis de Péan, lesquels, de concert avec leur maître, et intéressés comme lui au pillage des deniers du roi, surent toujours éconduire l’officier en retraite avec de monteuses promesses.

Il essaya bien alors de faire parvenir ses plaintes jusqu’à Bigot, mais il en fut empêché par le secrétaire de l’intendant, Deschenaux, qui, du reste, était probablement de connivence avec son maître.

« L’impitoyable Deschenaux, toujours alerte, » dit l’auteur du Mémoire déjà cité, écartait tout ce qui pouvait nuire ; on s’enquérait, avant de faire parler à l’intendant, de ce que l’on voulait lui dire ; les bonnes gens avouaient le sujet pour lequel ils venaient ; alors on les faisait parler à Deschenaux, qui commençait par les maltraiter et les menaçait de les faire mettre en prison. S’ils persistaient de vouloir parler à l’intendant, il allait le prévenir et les dépeignait comme des rebelles ; on les faisait approcher, on n’écoutait point leurs raisons, on les maltraitait, et ils se trouvaient encore heureux de n’être point emprisonnés ; en sorte que personne n’osait se plaindre. »

Aussi, quel ne dut pas être le désespoir du vieux militaire, le soir où il rentra chez lui, après sa dernière et infructueuse démarche auprès des indignes fonctionnaires devant lesquels tremblaient presque tous les honnêtes gens du pays !

On était rendu au quinzième jour de décembre.

L’hiver s’annonçait rigoureux, et le bois manquait complètement au logis. La famine avait porté les vivres à un prix excessif dans la ville, et c’est à peine s’il restait à M. de Rochebrune un écu sur le dernier paiement qu’il avait touché !

La petite Berthe, sa fille unique, âgée de treize ans, avait d’autant plus froid, dans cette maison dont le foyer désert attendait vainement la visite du feu, qu’elle manquait tout-à-fait de ces bons vêtements que les mères attentives tirent de la profonde armoire au linge, alors que les enfants joyeux veulent aller s’ébattre sur la première bordée de neige que nous apportent les brouillards de novembre.

Berthe avait, le printemps précédent, donné ses vêtements d’hiver, un peu passés, à une petite pauvresse. La demoiselle de Rochebrune ne se doutait pas que l’hiver suivant la verrait aussi dénuée de tout que cette mendiante qu’elle secourait alors.

Le père et la fille vécurent, du douze au vingt de décembre, de petites provisions que M. de Rochebrune s’était procurées avec la minime somme qui lui restait ; celui-là osant à peine prendre, chaque jour, deux ou trois bouchées de pain sec, afin de permettre à sa petite Berthe de satisfaire un peu son appétit.

  1. Ce Mémoire, publié en 1838 par la Société Historique de Québec, abonde en renseignement sur cette sombre époque de notre histoire. Pour m’exempter de le citer trop souvent. Je dirai de suite que j’y ai puisé presque tous les détails qui concernent Bigot et ses complices.