Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/40

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

très-grand nombre de ses troupes qui occupèrent la rive gauche de la rivière Montmorency.

De cette position, l’ennemi, qui avait une artillerie considérable, se mit à battre de revers le camp français dont la gauche s’appuyait sur la rive droite du Montmorency.

M. de Lévis y commandait. Il fit élever aussitôt des retranchements pour mettre ses troupes à l’abri des projectiles. On y montait la garde tout comme à la tranchée devant une place qu’on assiège. Ensuite le chevalier fit reconnaître et fortifier les gués de la rivière Montmorency, dont il confia la défense à M. de Repentigny, qui commandait six cents hommes.

Après quoi on attendit l’ennemi.

Dans la nuit du douze juillet, les batteries anglaises de la Pointe-Lévi, composées de cinq mortiers et de dix gros canons, ouvrirent leur feu sur Québec.

Mais M. de Montcalm ne bougea pas. Il avait remarqué, aux hésitations de l’ennemi, l’indécision des plans du général anglais, et le vainqueur d’Abercromby jugea qu’il valait mieux, pour la cause française, attendre patiemment les ennemis au camp de Beauport.

Telles étaient et la position des ennemis et la nôtre le soir du quinze juillet, au moment où nous engageons le lecteur à nous suivre au camp français.

Nous avons déjà dit que la gauche de notre camp s’appuyait sur la rive droite du Montmorency. Trois mille cinq cents miliciens du gouvernement de Montréal, commandés par MM. Prud’homme et d’Herbois, qui recevaient les ordres immédiats du chevalier de Lévis, défendaient notre aile gauche depuis l’église de Beauport jusqu’à la chute.

Au centre, c’est-à-dire entre la rivière et l’église de Beauport, se trouvait le quartier général de M. de Montcalm. Le marquis y commandait en personne cinq bataillons de réguliers, formant deux mille combattants, qui avaient pour chef le brigadier Senesergues.

Quatre mille trois cent quatre-vingts miliciens des gouvernements de Québec et des Trois-Rivières, sous les ordres de MM. de Saint-Ours et de Bonne, défendaient notre droite, qui occupait la Canardière et venait s’arrêter au pont de bateaux. Le colonel Bougainville en avait le commandement.

Enfin, deux mille deux cents combattants, dont quatorze cents soldats de la colonie, quatre cent cinquante sauvages et les trois cent cinquante hommes de cavalerie sous les ordres de M. de la Roche-Beaucourt, formaient un corps de réserve sur les hauteurs de Beauport, et en arrière du centre de notre armée. M. de Boishébert avait été mis à la tête de ces réserves.[1]

C’est là, sur les derrières de l’armée française et au milieu de ce corps de réserve, que nous nous arrêterons le soir de la seizième journée de juillet, ou dix-huit jours après les événements qui ont rempli le dernier chapitre.

Deux hommes, Beaulac et Lavigueur, assis dans l’ombre sur un tronc d’arbre renversé, contemplent le sombre et majestueux spectacle qui se déroule à leurs yeux.

Auprès d’eux, les tentes dont les feux du bivouac font ressortir hardiment sur le ciel noir les cônes blancs comme autant de clochetons pointus, les groupes indécis de chevaux attachés à des piquets et broutant l’herbe humide de rosée, tandis que leurs cavaliers causent et fument assis au cercle autour des feux, tout ce premier plan sert de repoussoir au reste du tableau.

À leurs pieds, sur la déclivité et au bas des collines, s’étend, depuis la chute jusqu’à la ville, la sinueuse ligne du camp français, dont l’arc immense se dessine assez nettement au fond de la vallée, grâce à la réflexion des feux qui rougit de distance en distance, près du rivage, les eaux calmes du fleuve et de la rivière Saint-Charles.

Plus loin, sur la droite et en dehors de cette traînée lumineuse tracée sur l’onde assoupie, noyées dans la pénombre, s’estompent à peine sur un ciel sans étoiles, les lignes tourmentées du rocher de Québec et des falaises de la Pointe-Lévi, que sépare le cours plus sombre encore du grand fleuve dont les brunes eaux roulent silencieusement leurs flots profonds entre les deux rives escarpées.

De minute en minute, et trouant soudain le voile immense, tissu de ténèbres, jeté sur le fond du tableau, de livides éclairs bondissent et roulent comme des tigres de flamme sur les flancs à pic des rochers de Québec et de Lévi.

Puis tout redevient nuit ; et le fracas des détonations de l’artillerie passe en hurlant dans l’air pour aller se briser dans la brume sur les masses géantes des Laurentides, et revient vers la ville en râlant un sourd et dernier grondement. Ces suprêmes ronflements de la canonnade, répercutés par l’écho, se confondent alors avec les mugissements lointains et graves de la cataracte du Montmorency, dont les eaux, emportées par un élan terrible, jettent vers le ciel une immense clameur d’effroi en croulant éperdues dans un abîme de deux cents quarante pieds.

À gauche la scène change.

De rougeâtres lueurs empourprent d’une teinte sanglante les sommets embrasés de l’île et de la côte du sud depuis Beaumont jusqu’où la vue peut s’étendre en descendant le fleuve. Ce sont les torches de l’incendie allumée par l’Angleterre pour éclairer les funérailles de la domination française en Amérique.

Selon que le vent souffle avec plus ou moins d’intensité, ces grandes lueurs fauves, enchaînées l’une à l’autre dans un vaste parcours, semblent danser sous le ciel blafard comme une immense filée de spectres qui viendraient de sortir d’enfer et secoueraient au vent, dans une ronde satanique, leurs vêtements de flamme.

Raoul regardait avec une indicible tristesse cette scène poignante de dévastation furieuse.

— Ô mon pauvre pays ! s’écria-t-il en retenant un sanglot qui tremblait dans sa gorge, ces mécréants veulent donc t’écraser sous les

  1. Voir les œuvres de MM. Garneau et Ferland et le Mémoire sur les affaires du Canada, etc.