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Si Raoul n’avait pas baissé la tête quand Brown avait, une minute auparavant, tiré son dernier coup de pistolet, il aurait sans doute reconnu l’un de ceux qui avaient enlevé sa fiancée près de l’intendance. Et peut-être alors n’aurait-il pas été aussi affecté de la mort d’un double ennemi.

Brown n’avait cependant pas été noyé du coup comme ses deux compagnons, qui furent engloutis au moment même où le pont se rompit.

Les bras crispés autour d’un tronçon d’arbre, il y resta cramponné avec cette ténacité qui survit souvent à la mort.

Lancé comme un boulet, il descendit la rivière avec une indicible vélocité.

Ceux qui ont vu les Marches-Naturelles savent combien le cours de la rivière est accidenté, tourmenté, brisé presque jusqu’à la chute.

Ce n’est partout qu’une succession de cascade où l’eau bondit, tombe, remonte et retombe entre deux digues de pierre dont l’imposante immobilité semble redoubler la rage du torrent qu’elles contiennent.

Pendant quelques minutes, Brown fut le jouet des ébats gigantesques de vagues délire.

Tantôt il roulait jusqu’au fond, étouffé, écrasé par une montagne d’eau qui pesait de tout son poids sur ses épaules. Tantôt ramené à la surface par la nature flottante du bois qu’il tenait embrassé, il pouvait respirer dans un endroit où l’eau courait avec moins d’emportement.

Puis, ressaisi par de nouvelles trombes, il tournait avec le tronçon d’arbre comme une roue sur son essieu et glissait sur la pente abrupte d’une cascade au pied de laquelle il tournoyait un moment avec son épave. Et le flot implacable le reprenait pour le jeter encore en des gouffres nouveaux.

Parfois lancé sur les parois de roche, il s’y serait brisé comme un verre si le bois protecteur n’eût amorti le coup.

Asphyxié, brisé, meurtri, en trois minutes, il n’était plus qu’à quelques arpents de la cataracte dont la clameur immense traversa son agonie comme le glas effroyable du bourdon de l’éternité que les anges de Dieu mettront en branle aux funérailles du monde.

La masse des eaux devenant moins tourmentée un peu avant la chute, il ramassa les quelques forces qui lui restaient et cria.

Trois fois ce suprême appel roula lugubre dans la nuit.

Puis le malheureux sentit la force des courants s’accroître avec une effrayante intensité. Aspiré par l’épouvantable succion de l’abîme, il se sentit balayé comme le grain de sable par le simoun et tomba.

Quelques Canadiens qui guettaient, cachés dans les broussailles de la rive droite, pour envoyer de l’autre côté leur plomb aux Anglais, avaient prêté l’oreille à ses cris. Le fracas de la chute, immédiatement au-dessus de laquelle ils se trouvaient, n’avait laisser arriver à leurs oreilles cette vois désespérée que comme les plaintes d’un mourant.

À la lueur d’une décharge d’artillerie, tirée sur le bout de l’Île d’Orléans par les batteries anglaises, ils entrevirent confusément passer comme un corps d’homme sur le versant de la cataracte.

Mais ce ne fut qu’une ombre, une vision effleurant la cime de cette vague monstrueuse qui ne cesse de crouler depuis des siècles dans un abîme sans fond.


CHAPITRE II.

LUTTE.


Malgré tous les dangers qu’il venait de courir, Beaulac n’était pas plus renseigné qu’auparavant sur le sort de Mlle de Rochebrune.

Si encore il eût été maître de ses mouvements, peut-être aurait-il pu se glisser de nouveau soit dans le camp de l’Ange-Gardien, soit dans celui de l’île d’Orléans, en supposant toutefois que la jeune fille ne fût point retenue prisonnière sur l’un des vaisseaux de la flotte anglaise.

Mais entravé par les liens resserrés de la discipline militaire, il lui fallait rester dans l’inaction. Comme un lion que l’on vient d’enfermer dans une cage sur les côtes d’Afrique et qui aspire de toute la force de ses vastes poumons les émanations du désert, Raoul se sentait dévoré d’une rage impuissante et sourde.

Restait bien encore un moyen de recevoir des nouvelles de la jeune captive ; mais il était lent. C’était d’attendre l’occasion d’un parlementaire[1] pour faire parvenir une lettre à Berthe qui, de son côté, se servirait du même expédient pour rassurer ses amis.

Il se rendit à la ville et fit part de son projet à la parente de Berthe, Mlle de Longpré. La vieille demoiselle, désolée de la longue et inquiétante absence de Mlle de Rochebrune, n’avait pas voulu quitter la ville, comme les autres dames de Québec.[2]

Elle était décidée d’y attendre le retour de sa chère Berthe ou la mort.

Le projet de Raoul lui sourit, et il fut décidé entre eux que chacun agirait de son côté, Mlle de Longpré à la ville et Raoul au camp de Beauport, afin de faire tenir une missive à la pauvre Berthe.

Mais des circonstances imprévues vinrent aussitôt empêcher l’exécution de cette idée. Dévorée d’inquiétudes, énervée par le bruit de la canonnade et le danger incessant qu’elle courait dans la ville assiégée, Mlle de Longpré tomba malade le jour même que Raoul la vint

  1. On voit dans le journal de Knox qu’il y avait un assez fréquent envoi de parlementaires, de part et d’autre, entre la ville et le camp de Wolfe.
  2. Dès le commencement du siège, les femmes laissèrent, en grand nombre, la ville qui avait à subir un terrible bombardement. On voit par exemple dans le journal de M. Claude Panet sur le siège de 1759, que les dames dont les noms suivent s’étaient réfugiées à la Pointe-aux-Trembles, où elles furent faites prisonnières par les Anglais le vingt-un juillet. C’étaient mesdames Duchesnay, de Charny, sa mère, sa sœur Mlle Couillard ; les familles Joly, Mailhot et Magnan étaient du nombre. D’autres cherchèrent un refuge à Beaumanoir ; madame Péan et ses amies, sans doute,

    Le très-grand nombre dut se répandre dans les paroisses environnant la ville.