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M. de Vaudreuil avec les réserves laissées à Beauport, puis Bougainville et la Roche-Beaucourt qui avaient l’élite des troupes au Cap-Rouge et qui, comptant bien que le général les attendrait, accoururent en toute hâte, mais ne purent arriver sur le champ de bataille que pour entendre les derniers coups de fusils des vainqueurs. Quel résultat tout différent pouvait avoir le combat, si Bougainville et la Roche-Beaucourt, avec les grenadiers et le corps de cavalerie, fussent tombés sur les derrières de l’armée anglaise, tandis que Montcalm la chargeait de front ! On reproche encore au malheureux général de n’avoir pas gardé de réserve, et d’avoir négligé de faire sortir de la ville l’artillerie de campagne qui lui aurait été d’un grand secours.

Mais paix à ses cendres ; car il s’ensevelit noblement drapé de sa défaite, et s’il n’eut pas la gloire de vaincre, il eut celle au moins de montrer aux infâmes pillards qui avaient préparé de longue main nos désastres, comment un homme de cœur sait vivre et mourir pour son pays.

Quand Beaulac et Lavigueur arrivèrent à la porte Saint-Jean, on allait la fermer. Ils s’engouffrèrent sous la sombre voûte et rentrèrent dans la ville.

La désolation régnait partout. Les rues étaient encombrées de blessés qu’on portait sur des civières, et de soldats dont les vêtements étaient déchirés et les figures noircies de poudre avec de grandes balafres sanglantes.

Les cloches sonnaient à toute volée, le canon tonnait sur les remparts pour tenir les Anglais en respect sur les plaines ; et des maisons délabrées par le travail de la bombe, sortaient quelques têtes de femmes effarées qui jetaient les hauts cris.

Lavigueur tourna immédiatement à droite et remonta la rue d’Auteuil, pour s’engager ensuite dans la rue Saint-Louis. Arrivé devant la résidence du chirurgien Arnoux, dont la maison s’élevait sur le site occupé aujourd’hui par l’Hôtel-de-Ville, Lavigueur arrêta son cheval et dit à Raoul :

— Maintenant, allez vous faire panser, mon lieutenant.

Outre le coup de baïonnette qu’il avait reçu dans la jambe gauche, Beaulac avait aussi quelques autres blessures assez légères.

— Bah ! ça n’en vaut pas la peine, répondit le jeune homme.

— Allons ! allons ! il ne faut pas négliger cela, si vous voulez être prêt à prendre part à la prochaine revanche que les Anglais nous doivent.

Raoul descendit de cheval et entra dans la maison qui se remplissait de blessés qu’on apportait à chaque instant.

M. Arnoux, l’aîné, était absent de la ville. Il accompagnait l’armée de Bourlamarque sur les bords du lac Champlain. Mais son jeune frère était resté à Québec.

Lorsque Beaulac arriva chez lui, le jeune Arnoux venait d’examiner la blessure du marquis de Montcalm, et de déclarer qu’elle était mortelle. Le général avait accueilli la nouvelle de sa mort prochaine avec ce sang-froid inaltérable qui est l’attribut des grandes âmes.[1]

Raoul dut attendre une partie de l’après-midi. Arnoux examina enfin ses blessures, qui n’avaient rien de grave. Seulement, il lui recommanda quelques jours de repos.

Ensuite, Beaulac se dirigea vers son logis, dans la rue Couillard. Il resta quelque temps à s’y reposer. Sur les huit heures, il sortit. L’ombre du soir tombait sur la ville. L’artillerie anglaise tirait de Lévis, et l’on entendait le bruit des bombes et des obus qui éclataient avec fracas dans les rues désertes. Nos batteries ne répondaient que faiblement, vu la rareté des munitions.

Raoul porta ses pas du côté de la rue de Léry[2] ou Sainte-Famille. Il la descendit pour tourner le coin des Remparts, qu’il remonta vers la grande batterie.

Arrivé devant une petite maison en pierre, dont les volets étaient hermétiquement clos, il ressentit soudain une douleur atroce dans la région du cœur.

— Mon Dieu ! se dit-il en appuyant la main sur sa poitrine, serait-ce donc le pressentiment d’un nouveau malheur !


CHAPITRE VI.

SOURNOIS.


Avant de constater si le pressentiment de Beaulac était bien fondé, voyons un peu ce qui devait se passer le même soir à Beauport et à Beaumanoir.

Terrifiée par la perte de la bataille, l’armée française s’était réfugiée dans l’ouvrage à corne construit à la tête du pont de bateaux. Durant l’après-midi, le gouverneur, M. de Vaudreuil, avait convoqué un conseil de guerre pour aviser à ce qu’il restait à faire. Tous ceux qui le composaient, à l’exception de M. de Vaudreuil et de Bigot, opinèrent pour la retraite de l’armée à Jacques-Cartier.

Selon nous, il n’est pas étonnant que Bigot fût d’avis de livrer immédiatement une seconde bataille ; car il savait bien quelle influence énorme la défaite du jour aurait sur les troupes françaises, qui se laissent le plus facilement démoraliser par un revers. Ensuite, il connaissait assez le marquis de Vaudreuil pour savoir qu’il n’avait pas les qualités d’un général, et que, M. de Lévis se trouvant absent, on serait très-probablement battu de nouveau, faute d’un commandant habile. Ce qui assurait aux Anglais la possession immédiate de la ville, partant la conquête du pays, et à Bigot la réalisation de ses desseins. Quant au marquis de Vaudreuil, outre qu’il dût se laisser influencer par l’intendant en cette occasion, il n’aurait pas été fâché, sans doute, de tenter, par lui-même, la fortune

  1. Il demanda à Arnoux combien d’heures il avait à vivre. — Jusqu’à trois heures de cette nuit, répondit celui-ci. — Il se prépara tranquillement à la mort et avec beaucoup de présence d’esprit. Je meurs content, dit-il, puisque je laisse les affaires du roi entre bonnes mains. J’ai toujours eu une haute idée de l’intelligence et de la capacité de M. de Levis. » M. Ferland.
  2. On voit encore dans la côte qui porte ce nom, l’ancienne demeure seigneuriale, avec pignon sur la rue, de la famille de Léry.