Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/91

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s’ouvrit au fond de l’appartement pour laisser entrer une femme, dont la figure était cachée par un loup de velours noir.

Bigot l’avait reconnue à sa démarche onduleuse ainsi qu’à sa taille de reine. Il se leva vivement et fit trois pas au-devant d’elle.

Mais la dame s’arrêta, et lui faisant une froide révérence, elle lui enjoignit du geste de reprendre son siège, tout en s’asseyant elle-même à une bonne distance de Bigot.

— Ah ! madame ! s’écria celui-ci, je vois bien à cet accueil glacial que votre amitié n’a pu survivre à ma prospérité disparue !

La dame voilée ne répondit point.

— Je m’en doutais ! poursuivit Bigot d’une voix amère. Aussi m’en a-t-il coûté de venir ici. Mais en me rappelant vos serments passés, j’ai osé compter sur l’avenir en me disant que tout n’était pas perdu pour moi, puisque vous me restiez encore.

Bigot s’arrêta, pensant que Mme Péan lui répondrait. Mais elle restait muette.

La honte et la rage transportèrent Bigot, qui s’écria d’une voix où perçait la colère :

— Il est une chose, madame, à laquelle je n’avais certes pas raison de m’attendre, c’est ce dédain superbe avec lequel vous m’accueillez. Je suis, il est vrai, ruiné, flétri, taré. Mais enfin, vous le savez, qu’ai-je fait de plus que M. le major Péan, qui attend encore son procès à la Bastille ? Le même malheur ne peut-il pas lui arriver qu’à moi ?

La jeune femme se redressa sous le coup de cette mordante vérité, puis elle s’écria, mais d’une voix étrange, sourde, et que Bigot reconnut à peine :

— D’abord, monsieur, n’insultez pas d’avance le mari dont j’ai très-indignement porté le nom et à l’honneur duquel vous avez fait un si grand tort ; car il n’a pas encore été condamné, lui.[1] Ensuite, laissez-moi vous dire que c’est bien mal à vous de me supposer d’aussi sordides sentiments que ceux que vous me prêtez. Fussiez-vous encore plus malheureux que vous n’êtes, je voudrais partager vos souffrances comme j’ai pris part à votre prospérité, si les plus sérieux motifs ne me faisaient maintenant un devoir de vous dire : — Monsieur Bigot, tout rapport doit immédiatement cesser entre nous.

— C’est fort bien parlé, madame, répliqua l’autre avec ironie. Et je conçois que l’occasion est bien choisie pour me tourner le dos, sous prétexte de revenir à ce mari, que vous avez pourtant bien négligé jusqu’à ce jour !

— Je ne relèverai pas cette insulte, monsieur Bigot. La colère qui vous aveugle vous empêche de voir l’inconvenance de vos procédés. Je vous dirai plutôt : Oubliez-moi, et tandis qu’il en est temps encore, repentez-vous des fautes de votre vie passée. Car la patience de Dieu s’est lassée de nos crimes et sa colère s’appesantit maintenant sur nous.

— Bon ! il ne me manquait plus qu’un sermon de vous pour couronner la sentence de messieurs les juges du Châtelet. Continuez, madame, j’ai acquis énormément de patience durant dix-huit mois de captivité, et j’en ai subi bien d’autres que vos pieuses considérations sur les châtiments de la Providence.

— Ne raillez pas la divinité, monsieur ; car moi, qui vais bientôt mourir, je vous dis que les vengeances de Dieu sont épouvantables !

Cette voix qui lui parlait avait quelque chose de si navrant, que Bigot en ressentit un malaise indéfinissable.

— Que dites-vous, madame ? s’écria-t-il. Vous, mourir ?

— Oui, monsieur. Un mal horrible me consume, et dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, j’irai rendre compte à Dieu de ma coupable vie.

— Ah ! vous voulez me tromper, Angélique ! s’écria Bigot en se jetant à genoux aux pieds de la dame. Je vous en supplie au nom de votre amour passé, ne rejetez pas un infortuné qui n’a plus d’espoir qu’en votre affection ! Ne méprisez pas trop celui qui, pour vous plaire, pour satisfaire vos moindres caprices, a tout outragé, devoir, honneur et patrie. Angélique, écoutez. Je pars demain pour l’Amérique. Prenez passage avec moi sur la Fortune. Nous donnant pour Huguenots, nous trouverons facilement un asile dans les colonies anglaises. Là, sur un coin de terre isolée, nous vivrons ignorés des hommes et pourrons encore couler d’heureux jours avec les lambeaux de ma fortune, arrachés aux griffes des recors du Châtelet. Oh ! n’est-ce pas que vous ne me refuserez point, Angélique ? Dites ! vous avez voulu m’éprouver, n’est-ce pas ? Et ce masque, qui voile encore votre figure, vous ne l’avez mis que pour me cacher les impressions de votre visage et me surprendre plus agréablement ensuite. Enlevez-le, je vous en prie, que je voie encore ces traits chéris, dont le divin rayonnement réchauffera mon cœur !

— Il ne sera pas dit, monsieur, que je vous aurai refusé ce dernier sacrifice ! repartit douloureusement la jeune femme. Mais puisse, au moins, l’horrible impression que je vais vous causer vous faire croire à la justice de ce Dieu dont vous niez l’existence et qui m’a si cruellement punie !

D’un geste nerveux elle arracha le loup de velours qui lui descendait du front jusqu’au menton.

Bigot jeta un cri affreux et se rejeta en arrière, tandis que Mme Péan, frappée de la terreur qu’éprouvait son ancien amant en apercevant sa figure, s’affaissait évanouie sur le parquet.

Un hideux cancer dévorait le visage naguère si ravissant de la coquette, qui passait encore pour une perle de beauté la dernière fois que Bigot l’avait vue avant d’entrer à la Bastille. Les horribles pattes de crabe de la tumeur s’étaient enfoncées dans cette peau satinée, dans ces chairs luxuriantes, et s’étendaient maintenant presque jusqu’au front, à partir de la bouche. Les cartilages du nez avaient disparu, mettant à nu des cavités sanguinolentes et noires, tandis que la lèvre supérieure, à demi-rongée, laissait à découvert la gencive et les dents.

C’était quelque chose d’effroyable à voir ; une tête de morte exhumée du sépulcre quand la putréfaction a commencé.

  1. Péan ne fut, en effet, définitivement jugé que le 25 juin 1764.