Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/35

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glaces du fleuve, épaisses de trois ou quatre pieds, étaient soulevées et brisées comme dans une soudaine et violente débâcle. Les animaux domestiques témoignaient leur crainte par des cris et des hurlements ; les poissons eux-mêmes étaient effrayés, et, au milieu de tous les sons discordants, l’on entendit les rauques soufflements des marsouins aux Trois-Rivières où jamais on n’en avait entendu auparavant. »

— En effet, ce devait être effrayant, dit Mornac avec un sourire. Mais passant par votre bouche charmante, ces détails sont ravissants.

— Ne raillez pas, chevalier, car tout brave que vous soyez, vous auriez eu frayeur comme tous ceux qui furent témoins de ce bouleversement. « Bien que personne ne fût blessé, ni aucune maison renversée, la pensée que la fin du monde arrivait, s’était emparée des esprits ; aussi se croyant aux portes de l’éternité, chacun se préparait au jugement dernier. Le mardi gras et le mercredi des cendres ressemblèrent au jour de Pâques, par le grand nombre de personnes qui s’approchèrent de la sainte table, et tout le temps du carême continua de présenter le spectacle le plus édifiant. » [1]

— Et vous pensez que les phénomènes célestes qui apparurent l’automne précédent, étaient des signes précurseurs du tremblement de terre ?

— Pourquoi pas ?

— Alors ceux de ce soir nous annonceraient donc aussi quelque malheur ? reprit l’incrédule Mornac en souriant.

— Tenez, mon cousin, si vous voulez m’en croire, répondit Jeanne avec un air plus sérieux, ne badinez pas là-dessus.

— Non, Seigneur ! s’écria soudain la femme de Joncas qui allumait une chandelle. Non, Monsieur, ne vous moquez pas de ces choses-là. Cela nous porterait malheur.

— C’est vrai ! fit Mme Guillot en jetant un regard de tendresse sur son fils.

Mornac s’apercevant que son esprit railleur paraissait affecter péniblement les dames, dit d’un ton plus sérieux au Renard-Noir qui, les yeux encore fixés sur le ciel rouge, n’avait pas prononcé un mot depuis le souper :

— Et vous, chef, que pensez-vous de ces choses-là ?

Après un moment de silence, le Huron répondit :

— Le pauvre Sauvage n’a pas toute la science d’un homme blanc, et ses croyances, bien qu’il soit aussi chrétien, sont différentes des tiennes sur beaucoup de choses. Tu ne vois, sans doute, dans ces signes que des effets produits par une cause naturelle. Mais mes pères à moi m’ont appris, et je respecte à ce sujet leurs enseignements, que ces brillants esprits qui courent ainsi le soir, dans le territoire des nuages, sont les âmes de nos ancêtres qui s’agitent là-haut pour avertir leurs petits-fils d’un danger prochain. Lorsque nous fûmes chassés par nos ennemis des bords du grand lac, où blanchissent maintenant les os desséchés de tous ceux qui nous furent chers, nos tribus en reçurent longtemps d’avance, l’avertissement par de pareils signes. Mais le Grand-Esprit avait frappé ses fils d’aveuglement. Comme des vieillards qui, sur le soir de la vie, ne peuvent plus distinguer la lumière du feu de leur cabane, nous étions frappés d’aveuglement. Bien loin d’être sur leurs gardes, mes frères, malgré mes conseils et ceux de quelques anciens, se laissèrent surprendre par l’ennemi et la grande nation huronne fut écrasée, le peu qui en restait arraché du pays aimé de ses pères et dispersé au loin comme les feuillages de la forêt sous le souffle puissant des vents de l’automne.

— J’ai entendu parler, en effet, des malheurs de votre race, dit Mornac qui ne raillait plus. Mais j’en aimerais bien entendre le récit de la bouche même de l’un des acteurs de cette tragédie. Cependant j’ai peur de réveiller vos douleurs en vous priant de me les raconter.

Le Huron réfléchit et dit :

— Le guerrier vaincu doit songer quelquefois à ses défaites pour en savoir éviter de nouvelles, et penser aux maux que lui ont fait ses ennemis pour ne pas oublier que la vengeance est douce au cœur de la victime tant qu’il lui reste encore un battement de vie. Mon fils est jeune et la parole d’un guerrier, qui pourrait être son père par l’âge et l’expérience, lui sera d’un enseignement utile en lui exposant la ruine d’une nation autrefois maîtresse de ces contrées.

Durant cet échange de paroles entre le Huron et Mornac, les dames étaient allées s’asseoir auprès du feu qui flambait dans la cheminée, Jeanne à côté de Mme Guillot. Toutes deux s’occupaient à des travaux d’aiguille, tandis que la femme de Joncas, après avoir tout rangé dans sa cuisine, s’asseyait auprès de son rouet à quelque distance de sa maîtresse et se mettait à filer.

Mornac, pour ne pas paraître poursuivre sa belle parente, s’adossa contre la fenêtre, à côté de Jolliet, et Vilarme auprès d’eux. Joncas, qui venait d’allumer sa pipe avec un des tisons de l’âtre, fumait en silence à côté de sa femme, un peu perdus tous les deux dans l’ombre.

Quant au Renard-Noir, il alla s’appuyer contre l’un des pans de la cheminée. Là, debout, la figure à demi éclairée par les lueurs du foyer, regardant ses auditeurs en face, il commença d’une voix profonde et grave :

— La forêt avait reverdi seulement quatre fois au-dessus de ma jeune tête, lorsque le grand chef des blancs, qu’ils appelaient Champlain, vint établir, sur le cap de Stadaconna, la vaste bourgade que nous avons quittée au commencement du jour qui vient de s’éteindre. Depuis ce temps-là, l’hiver a soixante fois blanchi les branches des bois.

« Notre nation, celle des Ouendats que les blancs ont nommés Hurons, était la plus puissante de toutes les tribus qui couvraient les terres de chasse du Canada. Les armes et le nombre de ses guerriers la faisaient respecter au loin. La petite peuplade des Iroquois osait pourtant croiser ses tomahawks avec les nôtres et ne craignait même pas de nous attaquer. Ses guerriers étaient moins nombreux, mais

  1. Voir les relations du temps.