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tance, les habitants des deux autres fermes de l’endroit, aussi occupés aux travaux de la moisson.

Au proche, le champ de blé ondoyait sous le vent et les épis froissés rendaient un bruissement doux et triste.

Vers la gauche de grands oiseaux de mer se poursuivaient avec des cris rauques en effleurant la crête de longues lames que la marée montante poussait sur la grève, où elles se brisaient avec un clapotis monotone.

Jeanne, silencieuse, laissait ses yeux errer sur cette scène qui, bien qu’elle ne manquât pas de grandeur, était empreinte d’une vague tristesse.

Mornac et Vilarme ne disaient rien non plus ; mais peu sensibles, en ce moment du moins, aux beautés de la nature, ils n’écoutaient que le bruit de leur cœur agité par la colère et la haine.

Ils étaient donc tous les trois absorbés dans leurs réflexions, lorsque Jean Couture vint à eux pour demander à M. de Vilarme un râteau que celui-ci tenait à la main.

Jean n’était plus qu’à trois pas du tronc d’arbre et regardait en face le bois auquel Mlle de Richecourt, Mornac et Vilarme tournaient le dos, lorsque l’épouvante contracta les traits du valet qui poussa un cri de terreur.

Des hurlements horribles firent alors trembler la forêt, et prompts comme la foudre, dix Sauvages nus bondirent hors du bois.

Un coup de pied dans le dos envoya rouler à cinq pas Vilarme qui fut désarmé, garrotté en moins de dix secondes. Jean n’avait pas eu le temps d’armer le mousquet qu’il portait, que déjà il était aussi terrassé et lié.

Seul Mornac eut le temps de se défendre.

Le premier Iroquois qui s’approcha de lui reçut une balle au cœur et tomba roide mort.

Un second pistolet déchargé à bout portant dans la tête d’un autre Sauvage lui fit jaillir hors du crâne la cervelle et la vie.

Puis Mornac fit trois pas en arrière, dégaina son épée et tomba en garde.

Les cheveux au vent, l’œil en feu, il était superbe.

D’abord surpris par la mort rapide de leurs deux compagnons, les Iroquois avaient entouré le chevalier.

Mornac s’escrimait bravement d’estoc et de taille, quand il reçut un coup de crosse entre les épaules.

Il tomba et se sentit solidement attaché aux quatre membres.

Sans s’occuper de l’autre groupe des moissonneurs, les Iroquois rentrèrent aussitôt dans le bois avec leurs prisonniers, Mornac, Vilarme et Jean, et entraînèrent aussi les corps des deux guerriers tués.

Leur chef, Griffe-d’Ours, ou la Main-Sanglante, s’enfuyait le premier. Il emportait dans ses bras Jeanne paralysée par l’épouvante.

L’attaque avait été si prompte que lorsque Joncas, Jolliet et le Renard-Noir avaient songé à se servir de leurs mousquets, il n’en était déjà plus temps, vu le danger qu’il y aurait eu à tirer sur le groupe confus de leurs amis et des Iroquois.

D’un coup d’œil, Joncas avait vu le nombre supérieur des assaillants et la prompte défaite de Vilarme, de Jean et du chevalier. Il songea aussitôt à sa femme et à Mme Guillot et voyant la lutte impossible en plein champ, il cria brusquement à Jolliet :

— Aux palissades et sauvez Madame !

Puis il avait entraîné sa femme vers la maison.

Durant deux secondes Jolliet hésita entre sa mère et Jeanne qui se débattait, quelques pas plus loin, entre les bras de son sauvage ravisseur.

Mais l’amour filial fut le plus fort, et le jeune homme battit en retraite avec Mme Guillot, vers l’enceinte palissadée.

Indécis un instant aussi, le Huron suivit Jolliet et Joncas.

Comme ils refermaient tous les trois la porte des palissades avec la promptitude et la force que leur donnait le danger pressant, les Iroquois venaient de disparaître avec leurs captifs dans les profondeurs du bois.

Quand la porte fut refermée, Jolliet s’écria en regardant Joncas :

— Nous sommes des lâches, pour ne les avoir point défendus !

— Et votre mère et ma femme, ne devions-nous pas les sauver avant tout ?

— Eh bien ! courons sus aux Iroquois, maintenant ! et à nous trois nous pouvons encore délivrer nos amis !

— Et Mme Guillot et ma femme resteront ici seules et sans défense ?

Jolliet baissa la tête et resta écrasé sous le poids d’un énorme découragement.

— Tu l’aimes donc bien, elle, lui dit doucement sa mère dont les yeux étaient pleins de larmes.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le jeune homme avec un sanglot déchirant qui s’en alla mourir dans la forêt voisine où résonnait encore le dernier cri des ravisseurs.


CHAPITRE VIII.

une horrible nuit.

Après une course furieuse à travers le bois, les Iroquois s’arrêtèrent sur la grève, vingt arpents à l’ouest de la rivière à Lacaille, avec leurs captifs et les deux cadavres de leurs compagnons. En un instant ils mirent leurs pirogues à l’eau, y couchèrent les deux morts ainsi que les prisonniers bien garrottés, et se mirent à remonter le fleuve à toute vitesse.

Ils ramèrent pendant près de deux heures à force de bras, jusqu’à ce qu’ils eussent un peu dépassé la Pointe de Saint-Valier.

La marée commençait alors à baisser, ce qui donnait aux rameurs beaucoup de peine à remonter le courant. Sur un ordre de Griffe-d’Ours, les canots obliquèrent à droite pour relâcher à la petite île Madame sise au milieu du fleuve, à une courte distance du pied de l’île d’Orléans.

Il pouvait être trois heures.

Les Iroquois se concertèrent entre eux après être débarqués. Puis ils prirent les deux cadavres, et poussant devant eux les captifs, s’enfoncèrent un peu dans l’intérieur de l’île.