Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/49

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à son embouchure, le lac allait s’élargissant peu à peu devant les voyageurs, tandis que ses rives s’élevaient ainsi en le dominant plus loin de falaises escarpées.

La petite troupe campa le soir dans l’île au Chapon et le lendemain sur celle des Vents.

Vers le midi de la troisième journée, comme ils arrivaient par le milieu du lac, qui peut avoir en cet endroit une douzaine de lieues de large, on aperçut au loin, à l’Occident et au Midi, de hautes montagnes qui élevaient là-bas, au-dessus des sombres forêts, leurs sommets presque toujours couverts de neige.

Griffe-d’Ours montra celle du Midi aux prisonniers, et leur dit que c’était par là que tendait leur voyage, et que là s’élevaient les cabanes d’Agniers où les captifs seraient brûlés.

— Ce gaillard a réellement des procédés fort délicats ! pensa Mornac.

Après avoir passé la nuit suivante sur l’île aux Cèdres et avoir couché le lendemain sur la terre ferme, à l’endroit où le fort Saint-Frédérique devait s’élever plus tard, les Iroquois naviguèrent encore une journée jusqu’à la décharge du lac Saint-Sacrement où ils firent une nouvelle halte de nuit.

Le lendemain il fallait faire un portage de cinq à six lieues pour tourner la décharge et gagner les bords du lac Saint-Sacrement, que les Sauvages appelaient Andiatarocté (lieu où le lac se ferme). Comme on allait se mettre en marche, Mlle de Richecourt se leva comme les autres. Mais son visage était empourpré. Un instant ses yeux hagards se levèrent au ciel ; puis ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps, et elle s’affaissa évanouie sur le sol.

— Il faut porter la vierge blanche, dit Griffe-d’Ours à Mornac et à Vilarme.

Et il fit signe aux Sauvages de se charger des effets que portaient les deux captifs.

Un brancard fut improvisé, Jeanne installée dessus, et tous, les Iroquois leur bagage et leurs canots sur l’épaule, Mornac et Vilarme chargés de leur précieux fardeau, se mirent en marche.

Retardée par le transport de la malade la petite troupe mit deux jours à faire les quelques lieues qui les séparaient du lac Saint-Sacrement.

Pendant ce temps, saisie d’une fièvre et d’un délire ardents, Jeanne se tordit sur le brancard avec des gémissements pitoyables.

Mornac qui ne pouvait rien faire pour calmer les souffrances de la jeune fille, marchait, marchait toujours, et tout en la portant jetait sur elle des regards pleins de larmes. Par moments il lui semblait être sous le coup d’un pénible cauchemar, et il se demandait si le ciel pouvait réellement permettre que des chrétiens souffrissent de semblables calamités.

Enfin le matin de la quatrième journée, on se rembarqua dans les canots qui gagnèrent en un jour l’extrémité sud-ouest du lac Saint-Sacrement. Ici se terminait le voyage par eau, mais il restait encore, sous des circonstances ordinaires, quatre longues journées de marche avant d’arriver au grand village des Agniers.

La maladie de Mlle de Richecourt allait encore prolonger le voyage, car Jeanne était de plus en plus faible et consumée par une fièvre intense.

Une fois leurs canots cachés sur le rivage de la terre ferme, les Iroquois reprirent leur bagage sur leurs épaules et s’engagèrent dans un sentier assez bien tracé qui aboutissait loin devant eux à la bourgade d’Agnier.

Vilarme ayant voulu se mettre à la tête de la civière sur laquelle Mornac et lui portaient la jeune fille, le chevalier lui dit sèchement :

— Prenez l’autre bout, monsieur.

— Et pourquoi plutôt moi que vous ?

— Parce que vous n’êtes pas digne de regarder les traits de cette pauvre enfant.

— Ah ! prenez garde s’écria Vilarme pâle de colère ; s’il est quelqu’un ici qui ne soit pas digne de regarder Mlle de Richecourt, ce doit être vous, chevalier de Mornac. Oui, vous, qui ne vous contentant pas d’être ivrogne, avez fait boire, lors de votre arrivée à Québec, ce chef iroquois qui, dans son ivresse, insulta la jeune fille qu’il apprit ainsi à convoiter et qu’il a relancée ensuite jusqu’à la Pointe-à-Lacaille ! Ce que je dis ici, je le sais pour l’avoir appris à Québec, le soir même de votre escapade.

— Je me suis déjà fait ce reproche, M. de Vilarme, répondit Mornac en baissant la tête, et je pleure chaque jour avec des larmes de sang cette étourderie qui va peut-être causer sa perte. Mais, ajouta-t-il en relevant les yeux sur Vilarme avec une fierté dédaigneuse et terrible, cette légèreté, cette folie commise par moi, m’était-il possible d’en prévoir les affreuses conséquences ? Tandis que vous, Vilarme, ne sentez-vous pas la furie des remords déchirer tout votre être en contemplant la victime que les suites de votre forfait ont réduite en ce déplorable état.

Comme Vilarme feignait d’ouvrir ses petits yeux louches, d’un air interrogateur, Mornac indigné s’écria :

— Moi aussi, je sais tout, assassin !

À ce mot terrible, Vilarme rugit et s’élança les poings fermés sur Mornac.

Mais deux vigoureux coups de bâton que l’un des Iroquois lui asséna sur le dos firent tomber sa rage, et il s’en alla prendre le pied du brancard en grinçant des dents.

Il devait y avoir un affreux secret entre ces deux hommes qui se haïssaient au point de voir leur inimitié persister jusque dans la navrante détresse où ils étaient tombés. Car l’extrême infortune a pour effet d’adoucir les animosités et de rapprocher les malheureux.

Dans la suite, lorsque Mornac aurait voulu se rappeler les incidents qui marquèrent leur pénible pèlerinage à travers la forêt qui séparait le lac Saint-Sacrement du village d’Agnier, il ne les entrevoyait plus qu’à travers un voile épais qui ne laissait à ses souvenirs que ces traits confus qui nous restent à la suite d’un rêve fatigant. Il se revoyait portant cette civière sur laquelle sa cousine gisait affaissée et mourante. Il se souvenait encore des remords qui étreignaient son cœur en songeant que sa folle inconséquence avait causé tous les tourments qui anéantissaient presque tant de jeunesse et de beauté. Il revoyait Vilarme, l’infâme Vilarme, qui portait l’avant du brancard