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CHAPITRE XIV.

où l’amour l’emporte sur la haine.

Trois semaines plus tard, à la tombée de la nuit, Mornac sortait de sa cabane et se dirigeait vers le ouigouam de la Perdrix-Blanche.

Le ciel était sans étoiles, l’atmosphère lourde et chargée de vapeurs. Pas un souffle de vent n’agitait les branches desséchées de la forêt dont les arbres immobiles étendaient leurs grands bras morts au-dessus de la terre couverte d’une légère couche de neige.

Il y avait dans l’atmosphère je ne sais quoi de pénible et de sinistre. La nature semblait saisie d’une de ces vagues torpeurs qui précèdent presque toujours les cataclysmes et les grandes commotions du globe.

Influencé à son insu par cette torpeur qui étreignait la nature inanimée, Mornac grommelait à part soi :

— J’éprouve un singulier malaise. C’est comme s’il y avait du malheur dans l’air. Bah ! deviendrais-je superstitieux par hasard ?… Allons, sandis ! pas d’enfantillage. Et, puisque l’heure en est venue, en avant !

Il ouvrit la portière du ouigouam et entra.

Mlle de Richecourt l’attendait auprès du feu. La Perdrix-Blanche était assise dans un coin de la cabane et ne paraissait rien voir.

— Vous êtes prêt, mon cousin ? demanda Jeanne.

— À vos ordres, comme vous voyez.

— Partons-nous tout de suite ?

— Attendons quelques instants encore que chacun, dans le village, dorme ou soit retiré chez soi. Vous sentez-vous tout à fait rétablie, et croyez-vous pouvoir affronter les fatigues de notre long voyage ?

— Depuis trois semaines que je suis debout et que je prends tous les jours un exercice forcé, il me semble être dans la meilleure des conditions possibles pour fuir.

Ils restèrent quelque temps silencieux, songeant à la grave démarche qu’ils allaient faire.

— À la grâce de Dieu ! dit enfin Jeanne en se levant. Partons.

— Partons ! fit Mornac qui se pencha hors de la cabane. Tout est coi dans la bourgade.

Mademoiselle de Richecourt se rapprocha de la Perdrix-Blanche et lui serra la main en signe d’adieu.

Celle-ci leva de grands yeux tristes sur Jeanne et reporta ses regards sur l’enfant que Mornac avait sauvé quelques semaines auparavant.

Cette femme semblait dire dans son muet langage :

— J’ai tort de vous laisser partir. Mais avant tout je suis mère et me souviens.

Mornac lui donna aussi une chaleureuse poignée de main. Puis il souleva la portière, s’effaça pour laisser passer sa cousine, lui offrit le bras, et tous deux firent joyeusement les premiers pas vers la liberté.

Après avoir marché quelque peu dans la grande rue qui coupait en deux le village, ils obliquèrent à droite, et loin de gagner la porte des palissades, fermée à cette heure, ils se glissèrent à côté de la cabane de la mère adoptive de Mornac jusqu’à l’enceinte qui entourait la bourgade. Mornac avait, à la tombée du jour, arraché l’un des pieux et l’avait fixé de manière à ce qu’il se pût ôter facilement pour leur livrer passage.

Le chevalier enlevait tout à fait ce pieu de chêne, quand il aperçut une ombre qui semblait sortir de terre et qui cria :

— Je vous y prends, beaux déserteurs, et nous allons voir !…

L’homme n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Mornac lui asséna un grand coup du lourd bois de chêne qu’il venait d’arracher, et étendit l’intrus par terre où il resta évanoui sous la violence du choc.

— Si je ne viens pas à bout de te tuer, corbeau de malheur ! dit le chevalier, ce ne sera pas ma faute !

C’était Vilarme qui, à demi guéri de ses blessures, s’était glissé du côté de la cabane qu’habitait Mlle de Richecourt au moment où Mornac et sa cousine venaient d’en sortir. Vilarme encore faible avait voulu s’opposer inopinément à leur fuite.

— Vite, fuyons ! dit Mornac. Ce gredin peut avoir donné l’éveil.

Mais rien ne bougeait aux environs, et les deux fugitifs s’enfoncèrent paisiblement dans la campagne.

Pauvres enfants ! ils s’en allaient joyeux, elle fuyant l’opprobre et lui l’esclavage, confiants en Dieu, insouciants du lendemain, mais à peine vêtus, sans autres armes qu’un couteau et qu’un arc dont il savait à peine se servir et sans autres provisions que quelques livres de sagamité. N’importe, ils fuyaient, cela suffisait à leurs aspirations du moment, et ils ne s’inquiétaient pas le moins du monde des pistes que leurs pieds laissaient visibles derrière eux dans la mince couche de neige tombée durant le jour.

Ils avaient bien marché près d’une heure dans la direction du lac Saint-Sacrement, lorsqu’ils entendirent en avant d’eux un grand bruit de voix et de pas.

— Cachons-nous ! dit Mornac.

Ils sortirent du sentier pour se blottir sous des broussailles en arrière de gros arbres qui bordaient le chemin tracé dans la forêt. Bientôt ils entrevirent une centaine de Sauvages qui se dirigeaient du côté d’Agnier.

Le cœur battait si fort aux fugitifs qu’il leur semblait que le bruit de ces palpitations allait trahir leur présence.

Mais le parti de guerre, à la tête duquel était Griffe-d’Ours, continua sa marche et les dépassa sans les remarquer. Bientôt les voix et les pas se perdirent dans l’éloignement.

— Griffe-d’Ours ! dit Mlle de Richecourt à Mornac. Mon Dieu ! que nous sommes partis à temps !

— C’est vrai ! fit Mornac en se levant, nous avons une fière chance ! Dépêchons-nous de continuer notre route afin de mettre, d’ici au point du jour, la plus grande distance possible entre le village et nous.

Tous deux, les pieds trempés et refroidis par l’eau de neige, mais le cœur réchauffé par la joie du succès et le feu sacré de l’espérance, continuèrent à cheminer sous les hauts arbres et dans la nuit morne.