Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/95

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Quelques instants après l’officier de service s’approcha du groupe dont faisait partie M. de Sorel, et dit au commandant que Joncas, le coureur des bois, désirait lui parler.

— Qu’il vienne, dit M. de Sorel.

Suivi du Renard-Noir le Canadien s’approcha.

— Qu’y a-t-il ? demanda le capitaine.

— Il y a mon commandant, que le chef huron et moi en faisant dans les environs, notre battue de chaque soir, nous avons remarqué plusieurs pistes d’Iroquois.

Un léger mouvement de surprise parcourut le groupe.

— Sont-elles nombreuses ?

— L’obscurité est trop forte pour en bien déterminer le nombre. Nous n’avons pas osé faire de lumière de crainte d’être surpris par les ennemis. Pourtant nous sommes sûrs qu’ils sont au moins une trentaine.

— Crois-tu qu’ils soient en ce moment près de nous ?

— Leurs pistes sont toutes fraîches. Ils ont dû s’approcher, à une portée de pistolet, il n’y a pas une demi-heure. Mais apparemment qu’ils sont rentrés dans le bois ; car nous avons fait tout le tour du fort sans rencontrer personne.

— C’est bon ! Officier de service ?

— Commandant………

— Donnez l’ordre qu’on double les gardes à la porte et qu’on place une sentinelle à chacun des quatre bastions du fort. Faites ensuite charger les mousquets et les mettre en faisceau, les mèches allumées. Que les hommes se couchent tout habillés pour être prêts en cas d’alerte !

Trois heures après, à part les sentinelles qui veillaient, l’arme au bras, à la porte et aux quatre coins du fort, chacun dormait profondément.

Le silence régnait sur les bois et le fleuve. De temps à autre l’on entendait pourtant le souffle discret du vent dans les feuilles, murmure léger comme un soupir, de femme endormie.

Le feu allumé au centre du fort avait beaucoup diminué d’intensité. La flamme allait s’abaissant toujours, et, de plus en plus dépourvue de vigueur à mesure qu’elle manquait d’aliments, elle s’affaissait par degré. Peu à peu elle tomba au-dessous du niveau des courtines du fort, et ses lueurs cessèrent d’éclairer les arbres d’alentour et d’aller scintiller au loin sur les eaux.

De haut panache qu’elles étaient d’abord les flammes ne furent bientôt plus que des aigrettes rouges que la brise faisait trembloter, jusqu’à ce qu’enfin sur ces tisons à moitié carbonisés, l’on n’aperçût plus que de petites langues de feu qui léchaient doucement le bois, et disparaissaient pour se montrer encore l’instant d’après, comme ces feux-follets capricieux que l’on voit se jouer le soir au-dessus des marécages.

Les gardes postées à la porte, et les sentinelles de trois bastions, allaient et venaient sur le parapet pour ne pas se laisser saisir par la fraîcheur du soir.

Seule dans le terre-plein du bastion de l’ouest, la sentinelle s’était arrêtée. Les deux mains sur la gueule de son arquebuse, les reins appuyés contre le rempart, dans l’angle flanqué, c’est-à-dire dans la partie la plus saillante du bastion, le soldat rêvait en laissant errer ses regards sur la forêt assombrie.

À quoi songeait-il ? À la patrie sans doute ; à sa mère, à sa fiancée peut-être, qui, dans ce moment égrenaient probablement là-bas, à son intention, leur chapelet au coin du feu de leur chaumière.

Comme son regard plongeait dans l’obscur fouillis des arbres, à cinquante pieds du fort, il lui sembla tout à coup voir comme une ondulation du sol, sur une étendue assez considérable de terrain. Ce mouvement uniforme et peu prononcé ressemblait à celui de la poitrine d’une personne qui dort.

Le soldat se frotta les yeux pour mieux voir. Mais l’obscurité était si épaisse qu’il ne put rien distinguer autre chose.

Même il lui sembla que ce mouvement ne se produisait plus.

Tandis qu’il se demandait s’il n’était pas le jouet de quelque illusion d’optique, il était toujours appuyé sur le rempart, et tournait le dos à l’angle de l’épaule du bastion ainsi qu’à la courtine du fort.

Pourtant si le soldat eût fait quelques pas dans le terre-plein vers la gorge du bastion, et qu’il se fût tant soit peu penché sur le rempart, à gauche, il eût vu, à l’extérieur du fort, un homme qui, s’accrochant dans les interstices des pièces de la charpente qu’on n’avait pas encore eu le temps de revêtir de planches unies, montait, montait doucement dans l’angle formé par la courtine et le flanc du bastion.

Sa tête apparut par-dessus le rempart. Ses dents serrées mordaient la lame d’un long couteau à scalper.

À mesure que ses pieds s’élevaient, l’homme courbait son visage et sa poitrine sur la partie supérieure du rempart qu’il enjamba doucement et sans être vu.

Il se laissa glisser sans bruit jusqu’au parapet, et, silencieux comme une ombre, rampa vers la sentinelle.

Le soldat qui croyait voir maintenant l’ondulation du sol recommencer et s’accentuer davantage en se rapprochant, pensa qu’il valait mieux donner l’alarme. Il soufflait sur sa mèche allumée afin d’en raviver la flamme, quand cinq doigts de fer tenaillèrent sa gorge. Puis il ressentit un coup violent à la poitrine et le froid terrible d’une lame d’acier qui lui perçait le cœur.

La mère et la fiancée qui veillaient là-bas, au coin du feu, dans une chaumière de France, durent sentir à l’âme, en cet instant, une poignante douleur.

Sans pousser un seul cri, le malheureux tomba mort.

L’assassin lui ôta son mousquet et s’appuya comme l’était auparavant la sentinelle, dans l’angle le plus avancé du bastion.

Il regarda, prêta l’oreille. Personne ne bougeait dans le fort. Les sentinelles ne se doutaient de rien.

Il se pencha quelque peu par-dessus le rempart et imita deux fois avec sa langue les stridulations de la sauterelle.