Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/161

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matelots, vont chaque année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l’enfant d’un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son « pé était mort à la mé ». On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant que son « pé était neyé ». Un mois après on apprenait en effet la mort du père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils de l’enfant. On cria au miracle, tout le monde s’émut ; on rapprocha les dates ; et il se trouva que l’accident et le rêve avaient coïncidé à peu près ; d’où l’on conclut qu’ils étaient arrivés la même nuit, à la même heure. Et voilà un mystère du magnétisme. »

Le conteur s’interrompit. Alors un des auditeurs fort ému demanda : — Et vous expliquez ça, vous ?

— Parfaitement, Monsieur, j’ai trouvé le secret. Le fait m’avait surpris et même vivement embarrassé ; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par principe. De même que d’autres commencent par croire, je commence par douter ; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est suffisante. Eh bien, j’ai cherché, cherché, et j’ai fini, à force d’interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre qu’il ne se passait pas huit jours sans que l’une d’elles ou l’un des enfants rêvât et annonçât à son réveil que le « pé était mort à la mé ». La crainte horrible et constante de cet accident fait qu’ils en parlent toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au miracle, car on oublie soudain tous les autres songes,