Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/173

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brûlée et d’un morceau de fromage. Puis je me remis au travail.

C’est alors que je pensai très sérieusement à la demoiselle aux deux millions cinq cent mille. Qui était-ce ? Pourquoi ne pas écrire ? Pourquoi ne pas savoir ?

Enfin, monsieur, j’abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta, m’obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans m’en apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d’aiguille, et chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la demoiselle aux deux millions cinq cent mille.

Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose, monsieur, on se la figure telle qu’on l’espère.

Certes, il n’était pas naturel qu’une jeune fille de bonne famille, dotée d’une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable et malheureuse.

D’abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne m’avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous font cependant entrer dans l’esprit ces nombres fantastiques, rendent vraisemblables, jusqu’à un certain point, pour notre crédulité inattentive, les sommes prodigieuses qu’ils représentent et nous dis-