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en famille

quillement une bouteille d’anisette achetée la veille pour satisfaire un caprice du moribond. »

Mais Mme Caravan n’écoutait pas, songeant toujours à l’héritage ; et Caravan, le cerveau vidé, ne comprenait rien.

On servit le café, qu’on avait fait très fort pour se soutenir le moral. Chaque tasse, arrosée de cognac, fit monter aux joues une rougeur subite, mêla les dernières idées de ces esprits vacillants déjà.

Puis le docteur, s’emparant soudain de la bouteille d’eau-de-vie, versa la « rincette » à tout le monde. Et, sans parler, engourdis dans la chaleur douce de la digestion, saisis malgré eux par ce bien-être animal que donne l’alcool après dîner, ils se gargarisaient lentement avec le cognac sucré qui formait un sirop jaunâtre au fond des tasses.

Les enfants s’étaient endormis et Rosalie les coucha.

Alors Caravan, obéissant machinalement au besoin de s’étourdir qui pousse tous les malheureux, reprit plusieurs fois de l’eau-de-vie ; et son œil hébété luisait.

Le docteur enfin se leva pour partir ; et s’emparant du bras de son ami :

— Allons, venez avec moi, dit-il ; un peu d’air vous fera du bien ; quand on a des ennuis, il ne faut pas s’immobiliser.

L’autre obéit docilement, mit son chapeau, prit sa canne, sortit ; et tous deux, se tenant par le bras, descendirent vers la Seine sous les claires étoiles.

Des souffles embaumés flottaient dans la nuit chaude,