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les affamés

— Rien d’extraordinaire, un des types les plus répandus dans le monde, dit Hector, pendant que l’orchestre jouait un quadrille et que le parquet criait sous les pas des danseurs, c’est Darnis, autrement dit Soupe-en-Ville, qui n’a jamais pris un repas chez lui, et ne mange que par invitation depuis le lundi matin jusqu’au dimanche soir ; railleur à froid, bouffon sérieux, indispensable dans un souper. Mais voici tout à côté un personnage autrement intéressant au point de vue problématique que je t’expliquais tout à l’heure. Nicquefort est un homme qui connaît les cadavres et s’en fait cinquante mille livres de rentes.

— Comment ! les cadavres ? dit Georges.

— Autrement dit, ce monsieur, gravé de petite vérole, que tu vois là avec sa figure pétrifiée, connaît une foule de cas pendables et de secrets particuliers dont peut dépendre la position des gens, un pot-de-vin donné sous le manteau d’une cheminée officielle, l’aventure par trop gaillarde d’un ministre, le méfait d’un concussionnaire, l’accroc d’une société financière, le tuyau de fuite d’une maison de commerce, car c’est surtout dans les affaires industrielles qu’il travaille, et, partout où il passe, il prélève le prix du silence.

Vois-tu ce gros monsieur qui traverse le salon d’un air important pendant la suspension de l’orchestre, c’est Bosquetti, un Corse, un faiseur que rien n’arrête et qui entreprend tout ce qu’on veut pour de l’argent ; il monte un théâtre, fonde un journal ou une maison de tolérance, ourdit un complot pour le compte du gouvernement, file un voleur à l’étranger, tout cela sans bruit, sans embarras, comme un bon bourgeois de Bordeaux ou d’Avignon.