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UNE AVENTURE EN TUNISIE

moi ; les minutes semblent des siècles quand on marche environné par la mort !

Nous étions dans cette partie ondulée du chott où l’on descend et remonte sans cesse d’une hauteur dans un creux et réciproquement ; la crête de la vague figée est dure et glissante, mais les creux offrent un mélange d’eau visqueuse et de sable boueux dans lequel pataugent bêtes et gens, cherchant avec mille précautions un point solide pour prendre pied.

Souvent j’enfonçais jusqu’à la cuisse, quoique je restasse sur mon cheval ; je voyais notre guide chercher avec inquiétude le chemin sous l’eau verdâtre. Les endroits solides avaient si peu de consistance, qu’on eût risqué sa vie en y demeurant une seconde, et cependant le cheval ni le guide ne pouvaient bouger sans éprouver la place de leurs pas. Notre situation devenait affreuse. Un peu plus loin, le sentier, ou du moins ce que Sadek nommait ainsi, se resserra encore, pendant l’espace de vingt mètres environ ; il ne mesurait pas plus de dix pouces de large.

« Sidi, attention, nous marchons au milieu de la mort ! » me cria le guide ; et tout en tâtonnant il tourna le visage du côté de l’orient, invoquant tout haut la miséricorde divine et criant :

« Au nom du Dieu très pitoyable ! Louange et honneur au maître de l’univers, le souverain Seigneur qui dominera au jour du jugement.

« Nous te servirons, ô grand Dieu ! Conduis-nous dans la droite voie où règne ta grâce, et non dans celle… où… »

Halef répétait derrière moi la prière ; mais tout à coup mes deux compagnons se turent simultanément.

Le guide leva les deux bras au ciel, poussa un cri inarticulé, fit un écart involontaire et s’engouffra dans l’abîme, qui le recouvrit aussitôt. J’avais en même temps entendu retentir un coup de fusil.

Dans de pareils moments, notre cerveau subit une telle secousse, que la série des réflexions qui souvent met un quart d’heure, ou même une heure, à se mouvoir, passe avec la rapidité de l’éclair devant notre intelligence et l’illumine en un clin d’œil. L’écho répétait à peine le coup de feu, et Sadek s’enfonçait encore devant moi, que j’avais tout compris.