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UNE AVENTURE EN TUNISIE

punir le crime, je vais le faire venir. Ce ne sera pas toi qui te repaîtras de sa vue, mais lui qui se réjouira de votre châtiment à tous, car il vous avait annoncés et n’ignore pas vos méfaits.

— Ah ! et comment nous savait-il ici ?

— Il a été témoin de ce qui s’est passé sur la route ; il vous suivait de loin ; si vous n’étiez venu vous livrer vous-mêmes, j’allais vous faire arrêter.

— De quoi nous accuse-t-il ?

— Tu vas voir ! »

Notre audience prenait un cours assez singulier. Le vékil, avec ses dix soldats dans cette oasis perdue au fond du désert, est une espèce de sergent-major, et l’on sait assez ce qu’il faut attendre d’un sous-officier turc : ces subalternes sont aussi despotes envers leurs administrés que bas et obséquieux vis-à-vis des fonctionnaires d’un grade plus élevé. Le bonhomme, une fois placé à Kbilli, devait très probablement se suffire à lui-même, et on ne s’occupait guère de son traitement. Le bey de Tunis ayant congédié presque toute la garnison turque, les Bédouins seuls restaient en quelque sorte sous la protection du Grand Seigneur. Celui-ci envoyait tous les ans une pelisse d’honneur à leurs principaux chefs, dont l’hommage se traduisait par une complète indifférence. Notre vékil se voyait donc obligé d’assurer lui-même ses appointements : système très dangereux pour l’indigène, mais plus encore pour l’étranger. Je me sentais entièrement livré à la discrétion du petit fonctionnaire. Son ignorance l’empêchait de lire un mot de mes papiers ; au milieu des brigands nomades, il se savait maître absolu de ma personne, et moi je savais bien que je ne trouverais aucun recours contre lui. Cependant il ne me vint point à l’esprit de m’effrayer ; je ne pus même m’empêcher de rire en pensant à la bastonnade par laquelle le vékil prétendait nous réchauffer. J’étais de plus fort curieux de voir si l’hôte du petit fonctionnaire turc était bien le scélérat que nous cherchions.

Le vékil frappa dans ses mains, deux esclaves noirs apparurent aussitôt ; ils se prosternèrent le front contre terre comme s’il se fût agi du sultan.

Notre homme murmura quelques mots à leur oreille ; ils s’éloignèrent, et, au bout d’un instant, nous vîmes entrer un détachement de la garnison ; ils étaient cinq, avec leur officier. Ces malheureux avaient l’aspect le plus misérable ; leurs vêtements