Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/149

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KfîVUE DE LA QUINZAINE 335 l’enfant avait vraiment trop de livres. Et je me divertissais à cette petite scène, lorsque je crus reconnaître, parmi les badauds, l’ancien élève Bo u- vard, mais combien vieilli et changé ! Bouvard, qui fut mon condisciple au lycée Mirabeau, aujourd’hui lycée Gambetta, autrefois lycée Louis- Philippe, toutes choses étant égales d’ailleurs. Je n’avais pas revu mon camarade depuis que nous avions terminé nos études; nous échangeâmes les questions et les réponses d’usage après un si long temps et, comme il était accompagné d’un jeune garçon : — C’est votre fils ? demandai-je. — Oui, c ’est mon fils... élève de notre vieux lycée... un jeune camarade, par conséquent. C ’était aujourd’hui la distribution des prix. — Ah 1ah !fis-je. Ehbien ? — Eh bien ! il n’a rien eu, dit Bouvard avec une sorte d’orgueil ; pas un prix, pas un accessit; ce n’est pas le déjà nommé Bouvard, c’est le jamais nommé Bouvard, c’est le faible en thème, c ’est mon fils I Comment, pensais-je, Bouvard peut-il se réjouir d’une semblable cala­ mité ? Vraiment, son attitude choquait toutes mes idées sur les récompen­ ses scolaires. Je crus même que le chagrin l’avait rendu fou. Bouvard devina admirablement mes pensées. — Où alliez-vous? me demanda-t -il. — Je rentrais chez moi, — Je vous accompagne. Mon fils n’ est pas un aigle, me dit mon ami ; mais ce n’est pas non plus un cancre : ils étaient cinquante dans sa divi­ sion et, d’après le classement général, il est le vingt-troisième. Vais-je le lui reprocher ? lui demander avec insistance : Pourquoi es-tu le vingt- troisième dans le classement général ? il ne pourrait pas me répondre. On peut donner les raisons d’être le premier ou le dernier, et au besoin le second ou l’avant-dernier ; mais peut-on donner les raisons d’être le vingt- troisième ? Cela échappe à l’analyse. On ne devient pas vingt-troisième ; il est né vingt-troisième, et j’aurais mauvaise grâce à lui en vouloir, puis­ que cette particularité, il la tient de moi, son père* Oui, je reconnais en lui toutes les qualités modérées du vingt-troisième : son intelligence n’est ni éveillée, ni endormie; il a la compréhension ni lente, ni foudroyante ; il n’est pas de ces enfants qui apprennent rapidement et oublient de même, ou bien qui apprennent difficilement et n’oublient jam ais. Non, il apprend assez vite et oublie assez vite. Il ne discute pas les informations de ses maîtres ; il pousse un soupir de satisfaction, lorsque Malherbe vient enfin ! Il sait, à n ’en pas douter, qu e la différence entre Racine et Corneille, c ’est que le premier dépeint les hommes comme ils sont, et le second comme ils devraient être. Il ne s’a t­ tend pas à trouver chez les princes m érovingiens, encore barbares, une politique suivie. Aussi je ne lui gâterai pas ses vacances par d’injustes reproches. Il continuait : Ah 1je me rappelle, lorsque j’étais au lycée, je voyais approcher cette époque des vacances avec angoisse, avec épouvante, car, vous le savez, je n’ étais jamais nommé dans aucune faculté. Mes parents se désolaient, attribuaient à la mauvaise volonté, à la paresse, aux pires instincts, ce qui n’était que prédestination sans doute, déterminisme,peut- être hérédité, que sais-je ? Et ils se dépensaient en récriminations amères ,