Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1811 - Tome 1.djvu/45

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la solitude et au pied des autels. « Je pousse des soupirs, dit-il, je verse des larmes de sang… Le nom d’Héloïse m’échappe ; je prends plaisir à le prononcer… » Il quitta plusieurs fois le monastère de St.-Gildas pour visiter le Paraclet. Tandis qu’il s’occupait ainsi de la réforme de St.-Gildas, et qu’il faisait de vains efforts pour triompher lui-même des passions, on renouvela contre lui les accusations d’héresie. On le représenta à S. Bernard comme un homme qui prêchait des nouveautés dangereuses. S. Bernard refusa d’abord de commencer une lutte avec un homme dont il estimait les lumières ; mais, à la fin, entraîné par les discours de ses amis, et peut-être aussi, importuné par la réputation d’Abailard qu’on lui représentait comme son rival, il déféra sa doctrine au concile de Sens, en 1140, le fit condamner par le pape, et obtint même un ordre pour le faire enfermer. Dans son animosité, l’abbé de Clairvaux écrivait « qu’Abailard était un horrible composé d’Arius, de Pelage et de Nestorius, un moine sans règle, un supérieur sans vigilance, un abbé sans religieux, un homme sans mœurs, un monstre, un nouvel Hérode, un Ante-Christ, etc. » On sent bien qu’ici le zèle du saint abbé de Clairvaux n’est pas selon la science, et que sa prévention le rendait injuste. Abailard en appela au pape, publia son apologie, et partit pour Rome. En passant par Cluny, il vit Pierre-le-Vénérable, abbé de ce monastère, homme doux et pieux, aussi compatissant qu’éclairé, qui entreprit de calmer ses chagrins, de le ramener à Dieu, et de le réconcilier avec ses ennemis. Il réussit dans tous ces points ; Abailard résolut de finir ses jours dans la retraite ; il revit saint Bernard ; et les deux hommes les plus célèbres de leur siècle se jurèrent une. amitié qui dura jusqu’à leur mort. S’il ne trouva point dans sa solitude le repos et le bonheur qui l’avaient toujours fui, il oublia du moins ses erreurs, et devint l’exemple des cénobites. « Je ne me souviens point, écrivait Pierre-le-Vénérable, d’avoir vu son semblable en humilité. Je l’obligeais à tenir le premier rang dans notre nombreuse communauté, mais il paraissait le dernier par la pauvreté de ses vêtements ; il se refusait, non seulement le superflu, mais l’étroit nécessaire ; la prière et la lecture remplissaient tout son temps ; il gardait un silence perpétuel, si ce n’est lorsqu’il était forcé de parler dans les conférences ou dans les sermons qu’il faisait à la communauté. » Son corps s’affaiblit par les austérités et les jeûnes, et peut-être aussi par le chagrin qui empoisonna toute sa vie. Il fut envoyé au prieuré de St.-Marcel, près de Châlons-sur-Saône, où il mourut en 1142, âgé de soixante-trois ans. Pierre de Cluny qui l’aimait tendrement, honora sa mémoire par deux épitaphes latines ; il le compare à Homère et à un astre nouveau qui va reprendre sa place parmi les étoiles du ciel. Il est inutile de relever ici l’exagération d’un pareil éloge. On ne peut s’empêcher de convenir qu’Abailard fut un des hommes les plus éclairés de son siècle ; il était à la fois grammairien, orateur, dialecticien, poète, musicien, philosophe, théologien, mathématicien, mais il n’a rien laissé qui justifie la réputation dont il jouissait parmi ses contemporains : il excellait dans la dispute. Dans un temps où tout présentait l’image de la guerre et de la barbarie, les écoles étaient une arène où les athlètes s’occupaient moins de