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prononcer ni à entendre. Une somme considérable, que l’Empereur lui fit compter le lendemain, prouva qu’il n’en avait pas été blessé. Les ouvrages de dévotion que l’Arétin composait à Venise, en même temps que les œuvres les plus obscènes, avaient pour but, outre l’argent, celui de se concilier la cour de Rome. Les bonnes dispositions de Paul III enhardirent le duc de Parme à demander pour lui le chapeau de cardinal. Jules III, qui était d’Arezzo, ayant succédé à Paul, fut si touché d’un sonnet que lui adresse son compatriote, qu’il lui envoya 1,000 couronnes d’or, avec le titre et le cordon de chevalier de St-Pierre. Conduit à Rome, environ trois ans après, par le duc d’Urbin, et présente au pape, il en fut accueilli avec honneur, presque avec tendresse ; car Jules III alla jusqu’à le baiser au front, jusqu’à appliquer les lèvres d’un souverain pontife sur le front de l’Arétin ! Celui-ci ne mit plus de bornes à ses espérances ; il se crut sur de ce chapeau, auquel il avait réellement l’effronterie d’aspirer. Mais tout ce grand accueil n’ayant rien produit de solide, il revint à Venise, où il ne manqua pas de dire et d’écrire qu’il avait refusé le cardinalat. L’âge ne le mûrissait point. Sa langue et sa plume conservaient leur impudente acrimonie. L’Italie retentissait de ses querelles avec ce même Niccolo Franco, qui, de son collaborateur et de son commensal, était devenu son plus mortel ennemi ; avec un poëte milanais, nommé Albicante, qui avait moins d’esprit que lui, mais non pas moins de fiel et d’emportement ; avec plusieurs autres gens de lettres ; et il n’était pas plus circonspect avec des gens qui, n’écrivant pas, pouvaient se venger autrement qu’avec la plume. On a vu comment il avait été traité à Rome dans sa jeunesse. Dans d’autres occasions, il en fut quitte pour la peur ; mais elle fut grande, et il y avait de quoi s’en souvenir. Le célèbre capitaine, ou condottiere, Pierre Strozzi, s’étant mis au service de France, avait enlevé à l’Empereur la forteresse de Marano ; l’Arétin s’avisa de le plaisanter dans une de ses satires. Strozzi, qui n’était pas plaisant, lui fit dire de changer de ton, ou qu’il le ferait poignarder jusque dans son lit. L’Aretin, qui le connaissait capable de lui tenir parole, eut tant de frayeur, qu’il se tint enfermé chez lui, n’y laissa plus entrer personne, et mena jour et nuit la vie la plus misérable, jusqu’au moment où le capitaine quitta les États de Venise. Deux peintres célèbres, le Tintoret et le Titien, s’étaient brouillés : l’Arétin prit parti pour le Titien, qui était son intime ami, et ne manqua pas, selon sa coutume, de se déchaîner contre le Tintoret. Celui-ci, le rencontrant un jour près de sa maison, feint de tout ignorer, lui dit qu’il désire depuis longtemps de faire son portrait, le fait entrer chez lui, le place, et tout à coup, se saisissant d’un pistolet, vient à lui d’un air menaçant. « Eh ! Jacques, s’écria le poëte épouvante, que in voulez-vous donc faire ? — Prendre votre mesure, » répondit gravement le peintre ; et l’ayant en effet mesuré, il ajouta du même ton : « Vous avez quatre et demi de mes pistolets de haut. » Cela dit, il renvoya l’Arétin, qui ne se le fit pas dire deux fois. Un ambassadeur d’Angleterre, qui avait à se plaindre de lui, ne se contente pas de l’effrayer ; et peu son fallut que, dans toute la force du terme, il ne le fit mourir sous le bâton. Si l’on en croit ses ennemis, il courut plus d’une fois risque de finir de cette manière ; mais il était destine à une mort plus gaie, si toutefois le gros rire du vice est vraiment de la gaieté. Il avait des sœurs qui menaient à Venise une vie aussi dissolue que la sienne. On lui contait un jour quelques-uns de leurs faits galants ; il les trouva si comiques, qu’il se renversa sur sa chaise, en riant aux éclats. La chaise tomba, il frappa de la tête sur le pavé, et mourut à l’instant même, âgé de 65 ans, au milieu des convulsions du rire. Il n’est donc pas vrai, comme on l’a dit, qu’ayant reçu l’extrême-onction, il dit, en riant, ce vers impie :

Guardate mi da’ topi or che son unto,

que l’on peut rendre par celui-ci :

Me voilà bien huilé, préservez-moi des rats.

Il avait conservé, malgré ses débauches, un tempérament robuste, qui lui promettait une longue vieillesse, et la nature, prodigue envers lui de ses dons, lui avait donne un goût particulier pour les arts. Il fut ami du grand Michel-Ange. On vient de voir qu’il le fut aussi du Titien, et ce fut à sa recommandation que Charles-Quint employa ce dernier peintre. Il aimait passionnément la musique, et jouait de quelques instruments ; mais, ce qu’il aima par-dessus tout, ce fut l’argent, la table et les femmes. On a vu des preuves du premier de ces goûts ; quant au second, il parait souvent, dans ses lettres, occupé de bonne chère, et c’était, assure-t-on, par gourmandise, qu’il ne dînait jamais hors de chez lui. Il eut beaucoup de maîtresses, de tout rang et de tous états. Les aima-t-il ? Leur nombre, la dépravation scandaleuse de plusieurs d’entre elles, et la sienne, en font douter ; mais les preuves d’attachement qu’il leur donna quelquefois le feraient croire. Il eut trois filles naturelles : dans sa famille, on ne se reproduisait pas autrement ; et il fut pour elles un très-bon père. S’il aimait l’argent, c’était pour le dépenser, pour vivre splendidement, s’habiller avec magnificence, se montrer libéral et même quelquefois bienfaisant, tant il réunissait de contrastes dans son caractère comme dans son esprit. On le loua beaucoup trop pendant sa vie, et surtout il se loua beaucoup trop lui-même. La postérité en a fait justice : elle a couvert son nom d’opprobre, quant aux mœurs ; et, à l’égard du talent, si elle a conservé de l’estime pour quelques-uns de ses ouvrages, elle en a proscrit un bien plus grand nombre. Voici les principaux ; car il serait aussi long qu’inutile de les citer tous. Ouvrages en prose : 1° ses dialogues licencieux en italien : Ragionamenti del Zoppin fatto frute e Lodovico p….niere, dove si cotttiene la vita e genealogia di tutte le cortigiane di Roma, divisés en 3 parties, dont la 1re a été imprimée à Venise, 1535 ; la 2e à Turin, 1536 ; la 3e à Navarre, 1538. Il y en a eu ensuite plusieurs éditions, avec quelques différences dans le titre, et des additions d’ouvrages du même genre ; entre autres, avec un dialogue non moins