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fable depuis lors avec Arnault, Monsieur à son lever ne lui parlait que de théàtre :

Sangaride, ce jour est un grand jour pour vous[1],

lui dit-il le matin du jour de la première représentation. Ce fut en effet, pour le jeune auteur, le plus beau jour de sa vie. La pièce, admirablement jouée, fut applaudie avec transports. Le caractère fortement tracé du héros, des traits énergiques, la belle scène du Cimbre, la simplicité de l’action, la noblesse élevée du style, justifiaient bien ce succès, et cette tragédie est encore vue aujourd’hui avec plaisir. Dés ce moment Arnault prit rang parmi les gens de lettres, qui le traitèrent généralement avec bienveillance. Peu de temps après, sur l’invitation de Palissot, il se réunit au cortége qui, sous le nom de la famille de Voltaire, suivit le sarcophage de ce grand homme, le jour où ses cendres furent transportées au Panthéon[2]. Bientôt la fuite de Monsieur laissa Arnault sans patron. En perdant sa place, il en perdit aussi la finance, avec la perspective des bienfaits que semblait lui assurer la faveur toujours croissante du prince. L’ivresse d’un premier succès dramatique, l’espoir d’en obtenir un second, empêchèrent Arnault d’apprécier tout le dommage que cet événement portait à ses intérêts. Il ne craignit point d’essayer un sujet d’une extrême difficulté, celui de Lucrèce. En peu de mois sa tragédie fut faite et présentée aux comédiens français, qui, charmés du personnage de Brutus, le reçurent avec enthousiasme, et décidèrent qu’à cette occasion le matériel des tragédies romaines serait renouvelé, et que, pour la confection des décorations et les costumes, on consulterait David. Arnault se rendit avec confiance chez ce peintre célèbre, qui, plusieurs fois, lui avait témoigné un vif intérêt. En effet, David le reçut d’abord avec bienveillance ; mais bientôt son sourire affectueux fait place à une froideur repoussante : « Je n’ai pas de dessins pour vous, lui dit-il ; je n’ai pas de dessins pour quelqu’un qui porte ce que vous portez la ; » puis, fronçant le sourcil, il lui frappe sur le ventre. Cette boutade force Arnault à s’examiner lui-même ; il s’aperçoit que, selon la mode des jeunes aristocrates, son gilet, sa cravate et-ses gants sont semés de fleurs de lis. « Monsieur David, lui réplique-t-il sans se démonter, nous ne rougissons pas de ces marques-là dans notre parti ; nous aimons même à les montrer, tandis que dans le votre les gens qui les portent, et il y en a plus d’un, se gardent bien de s’en vanter, et pour cause[3]. » Arnault trouva dans le peintre Vincent et dans MM. Percier et Fontaine, architectes, la complaisance et les secours que lui avait refusés l’auteur du tableau des Horaces. Ces préparatifs contribuèrent à donner beaucoup d’éclat à la première représentation de Lucrèce, qui eut lieu au mois de mai 1792. Au dire d’un contemporain[4], le style de l’auteur parut s’être fortifié ; mais les circonstances politiques dans lesquelles fut donnée sa pièce nuisirent à sa complète réussite, sans lui enlever des applaudissements mérités. Quoique, depuis ses premières représentations, elle n’ait pas reparu au théâtre, ce fut une idée très-heureuse que d’avoir hasardé sur la scène la folie simulée de Brutus, folie d’un bien plus grand caractère et d’un effet supérieur à la folie du roi Lear, qui est un véritable égarement d’esprit, une vraie maladie, et qui, par cette raison-là même, semble ne pouvoir se concilier avec la véritable dignité de la tragédie. « Ce n’était pas une entreprise vulgaire, dit Chénier, que de peindre ce vieux fondateur de la plus illustre des républiques, cachant tout l’avenir de Rome dans les replis de son âme profonde, et jouissant avec délices d’un avilissement passager qui assure la liberté de sa patrie. » Malheureusement Arnault avait gâté sa pièce en supposant de la part de Lucrèce un amour combattu pour Sextus ; il retombait aussi dans ce vieil esprit de galanterie qui gâte plus d’une tragédie de Corneille, et que Voltaire a signalé tant de fois comme le vice radical de notre théâtre. Mais d’autres tragédies bien autrement sanglantes se jouaient alors sur le pavé de Paris. Le 17 juillet, quand d’Epréménil pensa être assassiné par la populace et fut sauvé par le maire Péthion, qui, pour tromper la fureur du peuple, l’envoya dans la prison de l’Abbaye, Arnault obtint la permission d’y accompagner son ami, qui fut bientôt mis en liberté. Ce fut alors que, privé de sa fortune par les circonstances, l’auteur de Marius fut obligé, afin de subvenir aux besoins de sa famille, d’accepter une modique place dans les bureaux créés pour la confection des assignats. Le 10 août il fut arrêté aux barrières, et ne dut son salut qu’au dévouement d’un ami, qui persuade au peuple que l’auteur de tragédies républicaines ne pouvait être un aristocrate. À la suite des journées des 2 et 3 septembre, Arnault s’enfuit de Paris et passa en Angleterre ; mais il ne sympathisait nullement d’opinion avec les émigrés qui affluaient à Londres ; il se hâta, au bout de quatre mois, de revenir sur le continent pour ne pas encourir les décrets sévères de la convention, qui fermaient à jamais la France aux Français fugitifs. Après avoir parcouru la Belgique, il arriva à Dunkerque, où il fut mis en prison comme émigré ; mais à Paris plusieurs personnages influents s’intéressèrent à lui : à la sollicitation de mademoiselle Contat et de Maret, on vit Fabre d’Eglantine, Tallien et le ministre Roland se réunir à Pons de Verdun, pour empêcher que la loi lui fût appliquée ; et le comité de surveillance de la convention décida que, voyageant dans l’intérêt de l’art dramatique, Arnault était dans le cas d’exception portée par cette loi. Pendant cette terrible

  1. Vers d’un opéra de Quinault.
  2. Plus tard, Jean-Jacques Rousseau eut sa fête, et, comme Arnault le dit lui-même, « la famille de Voltaire, devenue celle de Rousseau, quoique ces philosophes ne fussent pas cousins, ayant été requise d’accompagner le cortège, je me réunis a elle pour remplir ce pieux devoir. »
  3. On sait que sous l’ancien régime les galériens étaient marqués d’une fleur de lis.
  4. Palissot, Mémoires sur la littérature, article Arnault.