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n’a pu inventer, et qui n’en sont que plus plaisantes à force de vérité ! L’on peut concevoir l’allégresse universelle d’un public mécontent et malin, qui n’avait d’autres armes que celles du ridicule, et qui les voyait si puissantes, dans une main légère, intrépide, infatigable. De là sans doute l’admiration pour un talent inopiné que l’envie n’atteignait pas encore, dans un moment où chacun compatissait à l’innocence d’un accusé traité en ennemi par ses juges. De là en même temps la joie de voir tomber de ces pages si divertissantes des flots de mépris sur cette magistrature qu’on était charmé de pouvoir avilir, en attendant qu’on pût la renverser. Un incident de ce procès, où tout fut extraordinaire, contribua encore à jeter de l’éclat sur la personne de l’accusé. Plusieurs juges s’étaient récusés sur sa demande, tant leur animosité contre lui avait été manifeste dans les sociétés ; d’autres n’imitèrent point cette délicatesse. Dans des procès de cette nature, la réserve des magistrats ne saurait être trop scrupuleuse, et chacun doit s’imposer le silence comme particulier, jusqu’au moment où il prononcera comme juge. Le président de Nicolaï s’oublia au point de faire une insulte gratuite et inouïe à Beaumarchais, au milieu de la grand’salle du palais, dont il voulut le faire chasser sous prétexte qu’il n’était là que pour le braver, et qu’il lui avait tiré la langue. Outragé ainsi publiquement par un premier président qui marchait à la tête de sa compagnie, assailli tout à coup et poussé par des fusiliers, Beaumarchais ne fut ni déconcerté, ni furieux. Maitre de son indignation, et fort de celle du public qui éclatait autour de lui, il le prit à témoin de la violence qu’on lui faisait, de ce manque de respect pour un asile sacré ouvert à tous les citoyens, et pour le roi lui-même dont les magistrats y tenaient la place ; il protesta qu’il ne sortirait point, mais qu’il allait de ce pas demander la justice de cette insulte faite à un citoyen qui attendait là son jugement ; et en effet, il monta au parquet, et porta sa plainte aux gens du roi, obligés de la recevoir. « Il faut voir dans son quatrième mémoire, dit Laharpe, tous ces faits tracés avec autant de vivacité que de circonspection ; et si l’une était de l’homme qui a senti l’offense, l’autre était de l’écrivain qui se souvient quel est l’offenseur. C’est-là peut-être qu’il a le mieux soutenu l’éloquence noble qui chez lui est rarement sans dis convenances de détails, comme lui étant moins naturelle que la verve du genre polémique. Ici toutes les nuances sont observées. Il a d’abord toute la hauteur permise à l’offensé qui peut vouloir satisfaction : mais il en a ensuite une autre plus rare à la fois et plus adroite. Il se saisit du droit de pardonner, il pardonne par égard pour le nom, pour le rang, pour la compagnie entière qu’il craint d’affliger, et ce terme de pardon, qui est bien le mot propre, le met évidemment fort au-dessus de l’offenseur, sans qu’il soit possible de s’en plaindre. » Il était d’autant plus obligé de dissimuler devant le parlement Maupeou l’intention de ses écrits, que l’on se plaisait davantage à la faire ressortir ; les uns pour en faire un crime devant ses



juges, les autres un mérite devant la nation. Il sentait que ces juges étaient d’autant plus blessés de ses mémoires que le public en paraissait plus charmé ! Il ne déguise même pas qu’on lui prêtait le dessein de dépriser pied à pied toute la magistrature de ce temps, et, en n’omettant rien de ce qu’il allait pour atteindre ce but, il faisait tous ses efforts pour que sa marche ne pût être du moins légalement inculpée, et qu’il n’y eût pas moyen de le prendre par ses paroles. Il ne cesse de protester de son respect pour les magistrats, en leur portant les plus cruelles atteintes ; il est à genoux en donnant des soufflets ; aussi lui fallait-il, pour trouver des légistes qui signassent ces mémoires, tantôt des ordres précis du premier président, ou même du garde des sceaux, quand l’affaire fut portée au conseil, tantôt des avocats assez obscurs pour se couvrir sans danger de la précieuse indépendance de leur ordre. On peut encore considérer ces mémoires sous un autre point de vue. « Voyez, s’écrie un spirituel biographe[1], comme il bouleverse la routine ancienne des procédure ; quelle publicité inusitée il donne aux interrogatoires, récolements et confrontations renfermées autrefois entre quatre murs du greffe ! Il y fait assister le public ; le voile est levé et les mystères de la justice mis à nu. Ainsi c’est par cette cause bouffonne que s’introduit au palais le salutaire principe de la publicité, et c’est encore là un des mérites des mémoires de Beaumarchais. Après les avoir lus comme des modèles de plaisanterie et d’éloquence, relisez-les, vous y découvrirez à chaque instant le germe de quelques-uns des principes de justice ou d’humanité qui depuis ont passé dans les lois. Quant à moi, je ne connais aucun ouvrage qui donne une idée plus juste du travail des esprits à cette époque en fait de législation. On y voit ce que la société voulait que devinssent les lois. » Le succès des mémoires de Beaumarchais prépara le succès de son Barbier de Séville, dont, avant le jugement qui termina son procès, il avait fait des lectures dans plusieurs sociétés, entre autre chez le prince de Conti et chez le duc de Chartres (depuis d’Orléans-Égalité). Jusqu’alors, suivant ses préventions plus que ses goûts, il avait tenté le genre sérieux ; il y était resté dans la médiocrité la plus vulgaire. Son Figaro prouva qu’il était fait pour réussir dans l’imbroglio comique. Il est bon de savoir toutefois qu’à la première représentation (23 janvier 1775), cette amusante comédie fut peu goûtée du public, quoique bien des gens la regardent aujourd’hui comme le chef-d’œuvre de Beaumarchais. Les ennemis de l’auteur s’étaient donné rendez-vous au parterre ; toutefois le Barbier de Séville se releva bientôt. Cette pièce où l’auteur a rajeuni de la manière la plus originale les personnages les plus anciens du théâtre, les valets fripons et les tuteurs dupés, offre des scènes d’un comique supérieur au genre. Ce Figaro, création de Beaumarchais, comme Falstaff l’est de Shakspeare, est un être aussi réel que s’il était sorti des mains de la nature. Sa gaieté,

  1. M. St-Marc Girardin, Notice sur Beaumarchais