Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 35.djvu/16

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ment burlesque, parvint ainsi près du chancelier, et obtint un plein succès, grâce au savoir original, à l’éloquence, à la gentillesse dont il fit preuve en cette occasion. D’après de vieilles traditions, il institua un cérémonial facétieux, qui s’est longtemps maintenu et d’après lequel tout bachelier nouvellement élu voyait sa réception confirmée par de joyeux coups de poing, que lui distribuaient ses amis et camarades. On croit aussi qu’il composa une farce ou comédie dont le sujet, exposé en détail dans le Pantagrael, est relatif aux mésaventures du mari d’une femme muette. La renommée de Rabelais est d’ailleurs attestée à la faculté de Montpellier par un usage qui s’est maintenu jusqu’à nos jours. On conserve la robe doctorale qu’il portait ; elle était en drap rouge à larges manches, avec collet de velours noir. Les bacheliers s’en revêtaient pour passer leur cinquième examen, et, avant de la quitter, ils en emportaient un morceau, qu’ils regardaient comme une sorte de relique. Bientôt il ne resta qu’une faible portion de ce vêtement ; il fallut le renouveler tout entier en 1610, puis en 1720. Le caractère inconstant de Rabelais ne lui permit pas de faire un long séjour à Montpellier : il quitta cette ville avant d’avoir été reçu docteur en médecine, et au commencement de 1532, il était à Lyon. Il se lia avec le savant et malheureux Dolet (voy. ce nom) ; il se mit en rapport avec Gryphe, avec François Juste, qui exerçaient avec activité dans cette ville la profession d’imprimeur. Le 3 juin 1532, il dédiait à Tiraqueau, judici aequissimo, un volume des lettres médicales du Ferrarois Jean Manardi ; il faisait la même année paraitre chez Gryphe une édition de quelques écrits d’Hippocrate et de Galien, dont il revisait la traduction latine ; il était la dupe d’une supercherie littéraire en mettant au jour deux pièces apocryphes latines (nous reparlerons de ces divers écrits) ; il livrait à François Juste le manuscrit de l’Histoire de Gargantua. Malgré l’obscurité qui couvre ces détails de la vie littéraire de Rabelais, on ne peut douter que ce ne fût vers la fin de 1532 que parut, du moins sous sa première forme, une partie de la composition qui devait rendre immortel le nom de maître François, composition qu’il ne cessa d’étendre et d’amplifier. D’après la tradition, Juste adressait un jour des plaintes à l’éditeur d’Hippocrate : le volume médical se vendait à peine. Rabelais, indigné, promit au typographe de le dédommager amplement ; il tint parole en livrant à son libraire cette Chronique gargantuine, dont « il a été plus vendu par les imprimeurs en deux mois qu’il ne sera acheté de Bibles en neuf ans » . Nous renvoyons à l’examen circonstancié que nous ferons des œuvres de Rabelais ce qui concerne ces publications ; elles furent suivies de la Prognostication pantagruéline et de divers almanachs qui eurent tous un succès de vogue. L’année 1533 s’écoula donc pour maître

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François d’une façon active ; mais, au commencement de 1534, un autre cours fut donné à sa verve bouffonne et inquiète. Son ami, son protecteur, l’évêque Jean du Bellay, après avoir été ambassadeur de France auprès du roi d’Angleterre, se rendait à Rome, chargé d’une mission délicate, celle d’empècher une rupture entre Henri VIII et le saint-siège. En passant à Lyon, ce prince de l’Eglise revit Rabelais et lui proposa de l’amener avec lui en Italie. On croit que ce fut comme médecin que le ci-devant cordelier suivit son protecteur au delà des monts. Quoique prélat et quoique touchant déjà au cardinalat, du Bellay, de même que plusieurs personnages éminents de l’Eglise, avait des opinions assez avancées ; il correspondait avec Melanchthon, et il avait sans doute apprécié et goûté la paille philosophique cachée sous l’enveloppe bouffonne du récit des aventures de Gargantua. Rabelais saisit avec ardeur cette occasion de parcourir l’Italie d’une façon à la fois honorable et commode. Il se flattait de se mettre en relations avec des savants illustres, de recueillir des observations sur l’histoire naturelle, les matières médicales et la botanique ; il songeait aussi à une description des monuments de Rome, et il pouvait à cet égard compter sur la sympathie du prélat, qui, épris des recherches archéologiques, avait acheté une vigne pour y faire faire des fouilles. Malheureusement ces projets s’évanouirent pour la plupart ; le voyage fut trop rapide pour que notre héros pût lier avec les hommes distingués que possédaient la Lombardie et la Toscane des rapports de quelque utilité ; il ne se présenta point de plantes ni d’animaux qui ne se fussent déjà montrés en France, et il se vit devancé dans les études auxquelles il comptait se livrer sur les antiquités. Les biographes ont raconté des facéties assez hardies que Rabelais se permit à la cour du pape. Nous croyons devoir les reproduire telles qu’Auger les a racontées dans la première édition de notre recueil. Le cardinal du Bellay étant allé, suivant l’usage, baiser les pieds du pape, Rabelais, qui était du cortège, se tint à l’écart contre un pilier, et dit assez haut pour être entendu que, puisque son maître, qui était un grand seigneur en France, n’était jugé digne que de baiser les pieds de Sa Sainteté, lui, à qui ne pouvait appartenir tant d’honneur, demandait à lui baiser le derrière, pourvu qu’on le lavât. Une autre fois, le pape lui ayant permis de lui demander quelque grâce, il dit que la seule qu’il solliciterait, c’était d’être excommunié par lui. Le pontife voulut savoir pourquoi : « Saint-père, répondit— il, je suis Français et d’une petite ville nommée Chinon, qu’on tient être fort sujette au fagot, car on y a déjà brûlé quantité de gens de bien et de mes parents. Or, si Votre Sainteté m’excommuniait, je ne brûlerais jamais, et voici ma raison : en venant à Rome, nous

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