Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 35.djvu/469

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sa section. Forcé, pour subsister, de reprendre son état d’imprimeur, et de travailler comme un simple ouvrier, il s’exprimait ainsi sur les événements dont il était le témoin : « Je suis le seul auteur qui m’occupe de littérature dans ces temps de trouble. J’ai le cœur serré aujourd’hui en composant ceci sans copie[1]. » C’était le 7 août 1792, que Restif semblait compatir aux maux qui menaçaient la France et le trône ; mais trois mois après, il changea de langage, fit l’apologie de la Journée du 10 août, des massacres de septembre, etc. ; et quand on lui reprocha d’avoir, par cette palinodie, lié sa cause à celle des plus fougueux révolutionnaires, il répondit : « Lorsque les circonstances changent, il faut bien que je change aussi ; si j’allais me comporter comme en 1789, je serais un insensé (Lettre à Grimod de la Reynière). » Il se flattait d’être député à la convention par le département de l’Indre ; mais il assure que ses ennemis empêchèrent son élection. Sa femme ayant été assassinée par son gendre le 30 juin 1793, il se remaria l’année suivante, avec une femme de soixante-trois ans, qu’il n’avait pas cessé d’aimer, dit-il, depuis sa première jeunesse ; et bien que, pour se conformer au temps, il se montra un des plus grands adversaires du christianisme, il fit bénir sa nouvelle union par un ecclésiastique. Ce fut alors qu’il publia, malgré les observations de ses amis, s’il pouvait lui en rester encore, la Semaine nocturne et les Filles du Palais-Royal, et le Drame de la vie, qu’il déclare, dans la préface, être l’ouvrage le plus extraordinaire qui ait encore paru. Dans ce prétendu drame ont il est lui-même le héros, il fait la longue énumération de toutes les turpitudes dont il s’était couvert dans le cours de sa vie ; c’est ce qu’il appelle se mettre au-dessus des petitesses et de la sottise chatouilleuse de l’ancien régime. Cependant il obtint, en 1793, par un décret de la convention, un secours de deux mille livres, comme auteur de plusieurs écrits de morale ; mais quand il se mit sur les rangs, lors de la création de l’institut, pour faire partie de la seconde classe, il fut repoussé généralement avec indignation. Quelques années après, ses infirmités ne lui permettant pas de continuer d’écrire, il obtint un emploi subalterne dans une administration et mourut presque inconnu dans Paris, l’un des premiers jours de février 1806, à l’âge de 72 ans. Restif est, à coup sûr, le plus fécond de tous les romanciers ; il a publié plus de deux cents volumes, presque tous oubliés maintenant. C’était un homme d’une organisation singulière ; et sa conduite, comme ses écrits, offre un mélange continuel de folie et de sagesse, de sottise et de raison. On ne peut lui refuser ni de l’esprit, ni du talent ; mais il en a fait le plus déplorable usage, par suite de son manque d’éducation et de son excessive vanité. Il ne communiquait ses plans à personne, pas même à son ami Mercier, son plus grand admirateur (1), et ne corrigeait jamais ses ouvrages. Quoiqu’il se vante souvent de son imagination, et qu’il s’étonne « qu’une seule tête humaine ait pu produire tant de choses sans être épuisée, » il a fait un aveu qu’on doit recueillir : « Je n’ai presque rien imaginé ; je me suis raconté : ma vie est si remplie d’événements, que j’en ai fait plus de vingt-quatre volumes (Drame de la vie. p. 1281). » Il se croyait au moins l’égal de Voltaire[2], et bien supérieur à Buffon, qu’il appelle une taupe. « on ne se doute pas, dit-il, que j’ai le plus beau des systèmes, plus raisonnable que celui de Buffon, plus hardi, plus vraisemblable que celui du géomètre Newton… (ibid., p. 1176). » Comme ce modeste écrivain a pris soin de donner lui-même vingt ou trente fois la liste de ses ouvrages, on se contentera de citer ici les principaux : 1° Le Pied de Fanchette, ou le soulier couleur de rose, Paris, 1768, 3 vol. in-12, 5e édit., 1800 : on y trouve de l’originalité et des situations attachantes. Dans le premier volume (p. 10). Restif annonce toutes ses prétentions : « héritier du cynisme de Mezerai, dit-il, j’ai la modestie de me croire ridicule. » 2° Le Pornographe, ou Idées d’un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées, Londres, 1769, in-8°. Cet ouvrage, dit-il, si mal apprécié par nos puristes, demandait des recherches ; celles que je fis étaient dangereuses (voy. le Drame de la vie, 639)[3]. 3° Lettres d’une fille à son père, 1772, 5 vol. in-12. « C’est, dit toujours l’auteur, un système d’achèvement d’éducation, capable de produire les fruits les plus heureux, mais ce n’est pas le seul mérite de la correspondance que j’ai publiée : elle est un chef-d’œuvre de sensibilité, un tissu de lumières et de vertus. › 4° La Femme dans les trois états, de fille, d’épouse et de mère, 1773, 3 vol. in-12. 5° L’École des pères 1776, 3 vol. in-12. C’est encore une espèce de traité sur l’éducation, une singerie d’Émile, dont le seul résultat est de faire sentir la supériorité de l’ouvrage de Rousseau. 6° Le Paysan[4]

  1. Le nouvel avertissement sur son théâtre. Restif composait souvent des passages entiers sans manuscrit ; et ces morceaux étaient, à son avis, les meilleurs, les mieux écrits, les mieux pensés
  2. Mercier déclara, dans son Tableau de Paris, que le génie original et créateur de Restif de le Bretonne était après lui-même ce qu’il admirait le plus. Restif lui donna de grande éloges à son tour. Voyez surtout, dans les Nuits de Paris, le morceau qui commence par ces mots : Mercier ! ô rare et sublime courage ! p2897.
  3. Restif pensait que si Voltaire, au lieu de naître à Paris, fût né dans la basse bourgogne, il aurait surpassé tous les grands écrivains de l’antiquité. Son unique défaut, dit-il du l’ai vivement senti, est d’être né Parisien ; c’est ce qui l’a frivolisé, agrémenté, superficiellisé, etc. Théâtre, t. 3, p. 418.
  4. Ce volume est le seul des Idées singulières qu’on recherche encore ; voici les titres des autres ouvrages qui complètent cette collection : le Mimographe, ou le Théâtre réformé, 1770, in-8° ; — le Gynographe ou la Femme réfomée, 1777, in-8° ; — l’Antropographe, ou l’Homme réformé, 1782, in-8° ; — le Thermographe, ou les Lois réformées, 1789, in-8°. Ce dernier volume est rare.