Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 39.djvu/630

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geron ? Comment surtout l’auraient-ils ménagé, après que Sophocle eut fait prononcer à Teucer un vers plein de dédain pour les artisans ? (Ajax, 5, 1121). Ce vers aristocratique aurait-il jamais été pardonné au fils d’un artisan ? Les Athéniens n’aimaient rien autant que d’humilier leurs hommes illustres par quelques sarcasmes sur leur origine. Le silence des comiques confirme donc singulièrement le témoignage de Pline le naturaliste, qui, d’après des auteurs aujourd’hui inconnus, assure que Sophocle était né d’une grande famille, principe loco genitum. Cette origine explique le fréquent retour dans ses pièces des réflexions contraires au système populaire. Peut-être le père de Sophocle possédait-il de grandes forges ou une manufacture d’armes ; mais, dans ce cas même, il n’aurait pas été un des premiers citoyens ; et les auteurs comiques auraient toujours fait des allusions aux forges de son père, comme ils en faisaient aux flûtes dont le père d’Isocrate possédait une fabrique. Ce qui a probablement causé l’erreur, c’est que Sophocle est désigné comme natif du bourg ou Δῆμος de Colonos. Or, il y avait dans l’intérieur d’Athènes un quartier qui portait ce même nom et qui n’était habité que par des artisans. Mais le bourg de Colone était situé devant les portes d’Athènes, entre la ville et l’académie, à cinq stades de la première (Cic. de Finib., 5) ; et c’est ce Colonos, ou Colone, célèbre par la mort d’Œdipe, qui a dû voir naître notre poëte. Les scoliastes et les grammairiens disent expressément que, dans la tragédie d’Œdipe à Colone, le poëte avait voulu honorer son pays natal. En effet, il en a tracé le tableau le plus brillant dans un des chœurs. « Étranger, tu es arrivé dans le plus beau lieu de la fertile Attique, dans le riant Colone. Le rossignol y fait entendre ses doux accents dans les vallées verdoyantes, où ne pénétra jamais le souffle glacial de l’hiver, et où les rayons du soleil sont interceptés par l’épais feuillage des arbres chargés de mille fruits divers et entrelacés de pampres et de lierre. Le joyeux Bacchus y erre toujours parmi ses divines nourrices, les nymphes de la pluie… » Tout est sur le même ton jusqu’à la fin de la tirade (Œd. Col., 668, sqq.). Les anciens ont eu soin de nous apprendre que Sophocle reçut une éducation brillante et qu’il remporta des prix de danse et de musique. « Les maîtres de musique, dit Platon (in Protag.), étaient alors des maîtres de tempérance. » Celui de Sophocle se nommait Lamprus ; il ne buvait que de l’eau, selon Athénée ; aussi le poëte comique Phrynicus fit-il chanter son hymne funèbre par un chœur de poules d’eau. Un simple musicien n’aurait peut-être pas eu l’honneur d’être loué de la sorte ; mais Lamprus était probablement le même que le poëte lyrique de ce nom, cité par Plutarque dans le Traité sur la musique. On donne à Sophocle un maître plus fameux, c’est Eschyle ; le scoliaste prétend qu’il lui enseigna la tragédie. Mais s’il en eût été ainsi, notre poëte se serait-il permis de tenir le propos qu’Athénée lui attribue ? « Eschyle, disait-il, fait quelquefois bien ; mais il ne sait pas lui-même comment il le fait. » Et Plutarque, qui raconte en détail comment Sophocle, par sa première pièce, remporta le prix sur Eschyle, aurait-il manqué de rappeler que c’était le disciple qui battait le maître ? Il est donc probable qu’Eschyle n’a enseigné la tragédie à Sophocle que de la manière dont Corneille l’enseigna à Racine. Ce fut dans la dernière année de la 77e olympiade, à l’occasion du retour de la flotte qui, sous la conduite de Cimon, avait conquis l’île de Scyros, et en ramenait les restes mortels de Thésée, que Sophocle, âgé de vingt ans, donna sa première pièce. Jusqu’alors les juges du concours tragique avaient été choisis par le sort parmi les citoyens qui avaient servi dans les armées. L’archonte Aphepsion, dont le nom a fait faire bien des conjectures aux critiques[1], changea cet usage et se vit obligé, par la conduite tumultueuse du public, de dévier de cette coutume, en déférant le jugement aux dix généraux nommés tous les ans par les dix tribus d’Athènes. La pièce de Sophocle était celle dont il nous reste quelques vers sous le titre de Triptolème ; c’était un drame satyrique, c’est-à-dire un drame dans lequel les satyres, les nymphes et les autres divinités champêtres jouaient un rôle, par conséquent une sorte de pastorale, et non pas une tragédie[2]. C’est à Pline qu’on doit de savoir que cette pièce, relative aux voyages de Triptolème, et peut-être aux mystères de Cérès, fut le premier essai de Sophocle. Le naturaliste romain, citant un vers de Triptolème dans lequel on loue le blanc froment de l’Italie, fait observer que cette pièce avait été donnée cent quarante-cinq ans avant la mort d’Alexandre ; or ce prince mourut dans la 144e Olympiade ; donc le Triptolème fut donné dans la 77e olympiade. C’est à Fabricius que l’on doit ce calcul ; mais Lessing a le mérite d’en avoir tiré la conclusion. Depuis ce premier succès jusqu’à sa mort, qui eut lieu dans sa 89e ou 91e année, Sophocle ne cessa de travailler pour le théâtre. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait composé cent trente ou, selon d’autres, cent vingt-trois pièces de théâtre. Il nous reste les titres et quelques fragments d’environ cent deux ouvrages, savamment recueillis et discutés par Brunck, dans sa belle édition des sept tragédies qui ont été conservées en entier. Il s’en faut bien que tous ces ouvrages appartiennent au genre tragique, même dans l’acception très-étendue que ce mot avait chez les anciens. On reconnaît environ vingt à

  1. Lessing (l. c., p. 67-84) a complétement résolu les difficultés.
  2. Les marbres de Paros disent, il est vrai, ἐνίκησι τραγῳδίᾳ, mais il ne faut pas chercher de l’exactitude littéraire dans une chronique lapidaire.