Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 39.djvu/632

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et vers la cinquante ou cinquante-septième année de Sophocle. Mais comme il y a eu deux expéditions de Samos sous Périclès, cette date peut varier de quelques années, comme Lessing l’a démontré contre Samuel Petit (Leben Sophoclis’s, note o). Il est extrêmement probable que l’Œdipe roi l’avait précédé de quelques années ; et cependant le commencement de cette tragédie ferait croire qu’elle a été écrite après la grande peste dont Périclès fut victime ; peut-être le texte que nous possédons est-il d’une seconde édition ? Si l’Œdipe à Colone suivit l’Antigone à une dizaine d’années de distance, les scoliastes auront eu raison de dire que l’auteur a écrit cette pièce dans sa vieillesse, sans qu’on soit fondé à la rapporter absolument à ses dernières années (voy. plus bas). Il n’existe aucun indice chronologique relativement à l’Ajax, l’Électra et les Trachiniennes ; l’une ou l’autre de ces pièces peut être de sa jeunesse ; l’Ajax l’est, selon les probabilités : les subtilités mises dans la bouche de Tecmessa sentent le jeune rhéteur. Il serait bien intéressant de pouvoir indiquer ici le sujet des tragédies perdues ; mais nous ne pouvons même l’essayer qu’à l’égard de quelques-unes. Parmi les tragédies perdues de Sophocle, on en cite deux qui ont dû avoir pour titre Athamas. Le sujet de la seconde, qui nous est indiqué par les scoliastes dans leurs notes sur les Nuées d’Aristophane, paraît mériter quelque attention ; c’est le sacrifice du jeune Phryxus, demandé par les oracles à son père Athamas. Cette histoire est racontée diversement ; un poëte pourrait la concevoir de la manière suivante : Athamas avait eu de sa première femme Nephèle deux enfants, Phryxus et Hellé. Junon inspira à sa deuxième épouse Ino le projet d’ôter la vie à ses enfants. Il régnait une grande disette ou une peste ; on demande à l’oracle de Delphes ce qu’il faut faire pour apaiser les dieux. L’envoyé, gagné par Ino, annonce que l’oracle a ordonné qu’Athamas immole son fils Phryxus. Le père résiste à cet ordre inhumain ; le peuple en réclame l’exécution ; le jeune prince lui-même veut s’immoler. L’envoyé, touché, découvre la trahison. Athamas livre à Phryxus sa barbare marâtre ; le prince généreux lui pardonne ; les dieux satisfaits font cesser les effets de leur colère. Voilà comme on peut, d’après Lessing, concevoir ce sujet dans le système de la tragédie moderne ; mais il est probable que Sophocle tranchait le nœud par une catastrophe miraculeuse. Il est des pièces perdues de Sophocle dont on ne peut pas même indiquer le sujet d’une manière raisonnée. Telle est celle qui porte le nom de Tyro. C’est une mère délivrée par ses fils de la dure captivité où la retenait une rivale. Il nous reste de cette pièce l’admirable peinture d’une cavale « à qui ses gardiens ont enlevé sa crinière ondoyante, et qui, tristement couchée dans la prairie, cherche des yeux dans les flots l’ancien ornement de son cou. » Térée est un sujet plus connu ; et nous voyons par les fragments que, supérieur aux préjugés de ses compatriotes contre la liberté et la dignité des femmes, Sophocle avait su reporter un grand intérêt sur l’infortunée Athénienne, livrée comme épouse à un prince barbare. « Jeunes, la folie nous élève dans la maison paternelle ; nous grandissons au milieu des jeux ; devenues nubiles, nous sommes déportées au milieu des étrangers, loin des autels de famille. Une seule nuit change notre existence entière. Il ne nous reste qu’à nous résigner. » Non moins regrettable est la pièce intitulée Alètes, et dont il nous reste tant de belles sentences, entre autres celle-ci : « Un cœur bienveillant, une âme droite découvrent souvent ce qui échappe à la finesse. » C’était dans quelque pièce perdue que Sophocle avait placé la belle tirade sur les mystères d’Éleusis : « Heureux ceux qui les ont vus et qui meurent tout de suite ! car ils vivront éternellement » ; et cette autre tirade sur l’unité de Dieu, citée par Clément d’Alexandrie, et que la critique capricieuse prétend rejeter comme supposée, de même qu’on rejette la peinture de l’embrasement du monde, citée par Justin le martyr, et dont l’idée se retrouve chez tant de poëtes romains. Il est des tragédies perdues de Sophocle dont le sujet n’est soumis à aucun doute. Il avait écrit une Phèdre, une Mort d’Ulysse, traduite librement en latin par Pacuvius ; un Atrée, un Thyeste. L’histoire de Médée paraît lui avoir fourni quatre tragédies : les Colchidiennes, où l’on voyait la fille d’Éète trahir son père pour son amant et immoler Absyrte, que notre poëte donnait pour être fils d’une autre mère, trait qui adoucit le caractère de l’héroïne ; — les Scythes, ou la Fuite de Médée, dans laquelle les Argonautes retournent par le chemin naturel du Bosphore, et non pas par le fabuleux Océan ; un vers de cette pièce a été traduit par Virgile (Géorg. 3, 276) ; — les Rhizolomi, ou la Récolte des racines, dont le sujet a dû être la mort de Pélias, provoquée par les artifices de la magicienne ; — enfin Creüsa, ou les Secondes noces de Jason avec la princesse de Corinthe. Cette manière de développer une histoire tragique dans une suite de plusieurs pièces, dont chacune formait un ensemble régulier, paraît avoir été singulièrement goûtée des Athéniens ; et Sophocle a souvent sacrifié à ce goût de ses compatriotes. Nous en avons l’exemple le plus brillant dans les deux Œdipe et Antigone ; mais nous pouvons reconnaître par les titres des pièces perdues que Sophocle avait traité beaucoup d’autres sujets de la même manière. On connaît par exemple l’histoire du collier funeste, qui attirait sur ses possesseurs la haine du Destin, et dont la colère de Vénus avait d’abord fait présent à Harmonie, l’épouse de Cadmus. Ce collier avait été donné à Ériphile par Polynice et Adraste, pour la récompenser d’avoir trahi l’asile où s’était caché son époux