Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 39.djvu/634

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plusieurs commentateurs ont traduit d’une manière insignifiante. Sophocle fit beaucoup d’autres réformes dans le matériel du théâtre grec : la principale fut d’introduire sur la scène un troisième acteur principal. Les pièces de Thespis étaient très-probablement récitées par un seul acteur, quoiqu’il paraît qu’elles fussent déjà dialoguées. Quand on dit qu’Eschyle inventa le dialogue, on a voulu dire qu’il introduisit sur la scène l’usage de deux acteurs parlants. Ces anciennes coutumes devaient nécessairement resserrer le génie du poète dans des bornes étroites. Quand Sophocle eut hasardé de faire parler ensemble trois acteurs, le vieux Eschyle imita dans ses dernières pièces l’exemple de son jeune rival. Sophocle abolit encore les épouvantables représentations d’êtres mythologiques et allégoriques, dont Eschyle avait rempli son théâtre. Cependant, au temps de Sophocle, le théâtre conserva encore beaucoup d’éclat extérieur ; les rois et les héros n’y paraissaient jamais qu’en habit de pourpre et chaussés de cothurnes élégants. Il fut réservé à Euripide de se rendre le précurseur de nos dramaturges modernes, en montrant des personnages illustres couverts de vêtements déchirés et malpropres. Il est difficile de croire, sur le jugement d’un scoliaste, que Sophocle, dans Térée, ait fait métamorphoser sur la scène ce prince en oiseau de proie ; mais il paraît certain que dans le drame de Thamyris, le personnage de ce nom paraissait subir sur la scène la privation de la vue, à laquelle les Muses l’avaient condamné ; il portait à cet effet un masque qui, d’un côté, offrait un œil voyant, et de l’autre un œil éteint et frappé d’une cataracte très-visible. L’acteur, au moment de la punition, tournait vers les spectateurs l’œil éteint, qu’auparavant il dérobait à leur vue. Dans la Polyxène de notre poëte, on voyait l’ombre d’Achille paraître sur la scène, et probablement demander le sang de la fille de Priam. Sophocle ayant la voix faible, changea l’usage qui prescrivait aux poëtes de jouer eux-mêmes le principal rôle dans leurs pièces. Mais les réformes les plus importantes de ce grand génie portèrent sur la disposition, la conduite et le style de la tragédie. Enfin ce été a lixé le plus haut degré où le système de la tragédie grecque soit parvenu. La destinée, qui, chez Eschyle, est un pouvoir despotique gouvernent d’un sceptre de fer les dieux et les mortels, se rapproche, chez Sophocle, de notre idée d’une Providence sage et juste : les personnages ayant leur libre arbitre, du moins jusqu’à un certain degré, développent leur caractère, leurs ssions, leurs vertus ou leurs vices, d’après des me morales et logiques ; de là moins de terreur et plus de sympathie dans les pièces de Sophocle que dans celles de son devancier. D’un autre côté, les héros, les rois, les princesses de Sophocle conservent des sentiments dignes d’eux ; jamais les héros ni les héroïnes de notre auteur ne descendent à ces lamentations molles et efféminées, à ce délire des passions vulgaires qui dégradèrent le théâtre sous la main d’Euripide. L’art dramatique, dans les expositions, dans la conduite des scènes, quelquefois dans les dénouements, rapproche Sophocle du système de la tragédie française. Enfin ses chœurs sont, par le style, la versification et les pensées, ce que la poésie lyrique grecque offre de plus parfait, sans excepter les morceaux qui nous restent de Pindare ; c’est encore un trait de ressemblance de Sophocle avec Racine. Malgré tant de perfection, quelques-uns ont placé Euripide sur la même ligne que Sophocle. Ce sont les philosophes, Socrate à leur tête, qui ont créé et propagé cette opinion. « Euripide, disaient-ils, a pour but de « rendre les hommes plus vertueux. » Sans doute, il s’en vantait lui-même, selon Aristophane ; mais Sophocle a montré bien plus de jugement et de génie en ne sacrifiant point à un but moral le but propre de la tragédie. « Euripide, disaient-ils encore, sème ses pièces de belles sentences ; ses tragédies ouïraient presque un cours de morale ; la vieille Hécube elle-même parle chez lui comme un philosophe. » On ne saurait nier cependant qu’Euripide a le premier corrompu le système tragique des Grecs, par ses éternels discours de morale : mais on aurait tort de croire que Sophocle ignorait l’art de semer dans ses dialogues quelques traits de philosophie bien amenés. Outre les preuves du contraire que fourniraient les sept tragédies conservées, les fragments de celles que nous ne possédons plus sont en grande partie des morceaux sentencieux d’une parfaite beauté et d’une philosophie plus pure que celle d’Euripide. Il suffit de renvoyer nos lecteurs aux citations que nous avons faites plus haut. Aussi Virgile place-t-il sans hésitation Sophocle au premier rang parmi les tragiques ; Aristophane, dont l’esprit, selon Platon, était un temple des grâces, a laissé percer la même opinion. Tout en rendant hommage au génie créateur d’Eschyle, il permet à Sophocle d’occuper le trône tragique dans l’absence de son devancier. Un suffrage bien imposant est celui de Racine, qui faisait des tragédies de Sophocle l’objet d’une étude constante et même minutieuse. L’exemplaire qui a appartenu à Racine, et qui est maintenant à la bibliothèque de Paris, est chargé de notes manuscrites de l’auteur d’Athalie. Voltaire et Laharpe ont dû à des imitations de Sophocle leurs plus brillants succès. Il n’a manqué au génie du tragique grec qu’un seul genre d’illustration, c’est celui que donnent les persécutions et les injustices. « Il y avait, dit le biographe grec, tant d’aménité dans les mœurs de ce poëte, qu’il était chéri partout et de tout le monde. » C’est pourtant trop dire, car nous savons, par un scoliaste d’Aristophane, que l’on accuse Sophocle de s’être enrichi injustement dans quelques emplois qu’il avait remplis ; d’au-