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TURPIN DE CRlSSÉ (Lancelot, comte), célèbre tacticien, naquit vers 1715, dans la Beauce[1], d’une famille noble. Ayant embrassé fort jeune la profession des armes, il obtint, en 1734 une compagnie, et dix ans après, un régiment de hussards, à la tête duquel il se signala par sa valeur dans les guerres d’Italie et d’Allemagne. Tour à coup, il quitta brusquement son corps et se retira à l’abbaye de la Trappe, pour y mener une vie pénitente ; mais, effrayé des austérités dont il était le témoin, il ne tarda pas à se repentir de cette démarche et reprit son grade de colonel[2]. Peu de temps après, il épousa la fille du célèbre maréchal de Lowendhal[3]. Ayant fait d’excellentes études, il profita de ses loisirs pour perfectionner ses connaissances et en acquérir de nouvelles. En 1754, il publia, de concert avec Castilhon, les Amusements philosophiques et littéraires de deux amis. Il fit précéder ce volume d’une lettre à J.-J. Rousseau, dans laquelle il lui conseillait de se mettre en garde contre sa misanthropie. Rousseau lui répondit pour justifier sa conduite, et crut sans doute l’encourager à cultiver son talent pour les lettres en lui disant : « Votre recueil n’est pas assez mauvais pour pouvoir vous rebuter du travail, ni assez bon pour vous ôter l’espoir d’en faire un meilleur. » La guerre de 1757 rappela sous les drapeaux Turpin de Crissé, déjà connu pour un habile tacticien ; et l’on peut croire que ses conseils ne furent pas inutiles aux généraux sous lesquels il se trouva placé. Nommé maréchal de camp en 1761, il fut fait, en 1771, commandeur de l’ordre de Saint-Louis. Quarante ans de services et dix-sept campagnes lui valurent enfin le grade de lieutenant général en 1780 ; et l’année suivante, il obtint la place de gouverneur du fort de Scarpe, à Douai. Son nom figure en 1792 sur la liste des lieutenants généraux ; il émigre et mourut en Allemagne ; mais on n’a pu découvrir à quelle époque. Il était membre des académies de Berlin, de Nancy et de Marseille. Turpin de Crissé avait fait une étude approfondie de tous les ouvragea anciens et modernes sur l’art militaire ; mais plus modeste encore qu’il n’était savant, il évita toujours de se citer lui-même, quoique l’occasion s’en présentât souvent. On retrouve dans tous ses ouvrages, un homme attaché sincèrement à son pays, un ami de l’humanité, et, enfin, pour nous servir de l’expression de l’abbé Mercier de St-Léger,

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un vrai preux, qui dit toute vérité avec cette liberté franche et courageuse (voy. L'Année littéraire,1785, t. 7, p. 98), l’apanage ordinaire des âmes fortes et grandes. Outre l’ouvrage dont on a parlé, on a de Turpin de Crissé : 1° Essai sur l’art de la guerre Paris, 1754, 2 vol, grand in-4o, avec 25 planches. Il est divisé en cinq livres. Le premier embrasse toutes les opérations d’une campagne, à l’exception des sièges, partie que l’auteur se réservait de traiter ailleurs. Le deuxième traite de l’attaque ; le troisième, des cantonnements ; le quatrième des précautions à prendre pour attaquer l’ennemi dans ses cantonnements ; et le cinquième, de la petite guerre et de l’utilité des troupes légères. Tous les principes avancés par l’auteur sont appuyés d’exemples tirés de la vie des plus habiles capitaines anciens et modernes. Cet ouvrage fut traduit en allemand, par ordre du grand Fédéric, en anglais et en russe. 2° Commentaires sur les Mémoires de Montécuculli, ibid., 1769, 3 vol. in-4o, fig. ; Amsterdam, 1770, 3 vol. petit in-8o, fig. Les Mémoires de Montécuculli sont divisé en trois livres. Dans les deux premiers, il a renfermé tous les principes militaires, en commençant par les éléments les plus simples, et s’élevant par degrés jusqu’aux idées les plus sublimes. Le troisième contient ses réflexions sur les guerres de Hongrie, depuis 1660 jusqu’en 1664, que Montécuculli gagna sur les Turcs la bataille mémorable de St-Gothard. Turpin de Crissé s’est borné le plus souvent à expliquer son auteur ; mais quoique pénétré de respect pour les talents de ce grand général, il ne se croit pas obligé d’être toujours de son avis, et il le réfute dans ce qu’il avance d’inexact ou d’erroné. 3° Commentaire sur les Institutions de Végèce, Montargis, 1770, 3 vol grand in-4o, avec 20 pl. L’ouvrage de Végèce est divisé en cinq livres ; mais Turpin de Crissé ne donne que les trois premiers. Le quatrième ayant pour objet le système de fortification des anciens, ne pouvait présenter aucun intérêt. L’auteur renvoie d’ailleurs à l’ouvrage précédent, dans lequel il a traité cette partie en détail. Le cinquième concerne leur marine ; et il avoue qu’il n’a pas les connaissances nécessaires pour éclaircir tout ce que Végèce dit d’obscur à cet égard. L’examen des trois premiers livres lui fournit l’occasion d’entrer dans de grands détails sur toutes les parties de l’art de la guerre. Il signale les abus qui résultaient de la vénalité des charges, du système de recrutement, du mode adopté pour l’avancement, de la mauvaise administration des hôpitaux, etc. Il indique des changements à faire dans l’habillement du soldat, dans son armure, dans sa nourriture. Plusieurs idées qui lui appartiennent ont été adoptées depuis sans qu’on ait songé à lui en faire honneur. 4° les Commentaires de César, avec notes historiques, critiques et militaires, Montargis, 1785, 3 vol. in-8o, grand for-

  1. A Herronville suivant la France littéraire d’Ersch ; mais ce nom ne se trouve pas dans le Dictionnaire des villages de France, peut-être doit on lire Haronville ou Ronville.
  2. C’est Grimm qui nous apprend ces particularités sur Turpin de Crissé (Correspond, t.6 p. 246) ; mais il ne dit pas les motifs qui purent déterminer son entré à la Trappe, parce que chacun les connaissait alors. Toutes les recherches que nous avons faites pour les découvrir ont été inutiles.
  3. Madame la comtesse Turpin de Crissé joignait aux charmes de la figure toutes les qualités du bon sens et beaucoup d’esprit. Elle aimait les lettres et les cultivait avec succès. C’est à cette dame qu’on doit l’édition des Œuvres de l’abbé de Voisenon (voy. ce nom), son ami. Elle mourut en 1785. De Sancy lui fit une épitaphe que l’on trouve dans l’Année littéraire, 1786, t. 7, p. 212.