Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 9.djvu/239

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cherchait une rime, il levait une trappe, et la demandait à Thomas qui la donnait aussitôt. On reproche à celui-ci d’avoir un des premiers altéré, par des intrigues romanesques, la noble simplicité de la tragédie. Il n’a eu que trop d’imitateurs dans le 18e siècle ; mais, comme l’observe Palissot, aucun d’eux n’a fait le Comte d’Essex, ni le beau rôle d’Ariane. Pierre disait de Camma, de Stilicon et de plusieurs autres pièces de Thomas, qu’il aurait voulu les avoir faites. Boileau fut injuste en disant que Thomas, emporté de l’enthousiasme d’autrui, ne s’était étudié qu’à copier les défauts de son frère, et qu’il n’avait jamais rien su faire de raisonnable. « Le cadet, dit Voltaire, n’avait pas la force et la profondeur du génie de l’aîné, mais il parlait sa langue avec plus de pureté, quoique avec plus de faiblesse, et il aurait eu une grande réputation, s’il n’avait point eu de frère. » Le nom de ce frère fut pour lui un honneur dangereux. Une vanité peu éclairée le porta à prendre le titre d’écuyer, sieur de l’Isle. Molière eut raison de tourner cette faiblesse en ridicule ; mais on ne doit pas oublier que Thomas s’était fait une douce habitude de désigner son frère par le nom de grand. C’est un jugement bien singulier que celui de Chapelain sur le jeune Corneille, dans son mémoire demandé par Colbert : « A force de vouloir surpasser son aîné, il tombe fort au-dessous de lui, et son élévation le rend obscur, sans le rendre grave. » C’était tout le contraire qu’il fallait dire. C’est pour n’avoir pas cherché à s’élever que Thomas est resté dans le genre médiocre. Il sollicitait depuis longtemps son entrée à l’Académie française. En 1685, son frère mourut, et il lui succéda. Bayle rapporte, dans ses Nouvelles de la république des lettres (janvier 1685), que Racine, directeur de l’Académie, apporta quelques retards à la réception de Thomas, et qu’il demanda et obtint une surséance de quinze jours, parce que le duc du Maine « témoignait quelque inclination à être de ce corps illustre. » Il eût été singulier qu’un prince enfant eût été choisi pour succéder au vieux Corneille ; mais le roi trouva le prince trop jeune, et Thomas fut reçu à l’unanimité. « On eût dit, remarque de Boze, qu’il s’agissait d’une succession qui ne regardait que lui.» Racine loua Thomas d’avoir toujours été uni avec son frère « d’une amitié qu’aucun intérêt, non pas même aucune émulation pour la gloire, n’avait pu altérer ; » et après avoir fait un magnifique éloge du grand Corneille, avec qui Thomas avait, disait-il, tant de conformités, il ajouta : « C’est cette conformité que nous avons tous eue en vue, lorsque tout d’une voix nous vous avons appelé pour remplir sa place. » L’Académie n’avait point encore publié son fameux dictionnaire. Elle s’occupait en même temps de rédiger des observations sur les Remarques de Vaugelas. Corneille était un excellent grammairien ; il publia les Remarques de Vaugelas, avec des notes, en 1687. Il prit une part active aux travaux du dictionnaire, qui fut publié en 1694, et, comme l’Académie n’avait pas jugé à propos de rapporter les termes des arts et des sciences, Corneille composa de ces mêmes termes un dictionnaire qui parut la même année, en deux volumes in-fol., comme supplément à celui de l’Académie. On peut regarder l’ouvrage de Corneille comme la première base de celui de Chambers et de l’Encyclopédie. Enfin Corneille avait été un des commissaires nommés pour terminer les démêlés de Furetière avec ses confrères, et il siégeait, avec Racine et la Fontaine, parmi les vingt membres qui prononcèrent l’exclusion de cet académicien. (Voy. FURETIÈRE.) Corneille reçut, en 1691, son neveu Fontenelle à l’Académie : « Ce que vous m’êtes, lui dit-il, me fermant la bouche sur ce qui serait trop à votre louange, vous ne devez attendre qu’un épanchement de cœur sur le bonheur qui vous arrive, des sentiments et non des louanges. » Th. Corneille travailla longtemps au Mercure galant avec de Visé, qui était son ami (1)[1]. Il était avancé en âge lorsqu’il fut reçu membre de l’académie des belles-lettres, et bientôt après il perdit la vue. Il mourut aux Andelys, le 8 décembre 1709. Sa réputation était encore si grande au commencement du 18e siècle, que la Motte-Houdart ne craignait pas de dire dans son discours de réception à l’Académie française : « C’est au frère, c’est au rival de ce grand homme que je succède aujourd’hui (2) ([2]. » La mémoire de Thomas Corneille était prodigieuse ; il récitait ses pièces dans le monde sans porter même avec lui le manuscrit. « Il était, dit de Boze, d’une conversation aisée ; ses expressions vives, et naturelles la rendaient légère, sur quelque sujet qu’elle roulât. Il joignait à une politesse surprenante un cœur tendre qui se livrait aisément. » La Motte le peint « sage, modeste, attentif au mérite des autres, et charmé de leurs succès. » De Cailleres lui trouve « un génie fécond et laborieux, des mœurs simples, douces, sociables (3)[3]. » Voici la liste de ses ouvrages :

1e Œuvres dramatiques, Paris, 1682, 1692, 1705, et, sous le titre de Poèmes dramatiques, publié par Jolly, 1758, 5 vol. in-12. Il y a d’autres éditions ; celle de 1722 passe pour la plus complète. Presque toutes les pièces de Thomas Corneille ont été imprimées séparément. Ses Chefs-d’œuvre se trouvent à la suite d’un grand nombre d’éditions des Œuvres complètes ou des Œuvres choisies de son frère. (Voy. l’art, précédent.)

2e Les quatre premiers livres des Métamorphoses d’Ovide, traduites en vers, Paris, 1669, in-12.

3e Pièces choisies d’Ovide, traduites en vers, Paris, 1670, in-12 : ce sont sept hé-

  1. (1) Le discours de réception de la Bruyère ayant été maltraité dans le Mercure galant, l’auteur des Caractères appela injurieusement Corneille et de Visé les gazetiers. Une épigramme contre le Mercure est ainsi terminée :

    De Visé cependant en fait sa nourriture,
    Et Corneille en lèche ses doigts.

  2. (2) Fontenelle, dont Racine avait traversé l’élection, s’exprima en ces termes : « Je tiens, par le bonheur de ma naissance, à un grand nom qui, dans la plus noble espèce des productions de l’esprit efface tous les autres noms. » Le mot efface était trop fort, et Trublet lui-même observe qu’en supposant que Corneille surpassât Racine, deux grands hommes ne s’effacent pas.
  3. (3) Il laissa une fille qui épousa M. de Marsilly, et un fils nommé François, dont la fille fut mariée avec le comte de la Tour du Pin.